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TEMERAIRE, CHARLES?
Michel fustier
Anna, auteur dramatique, est intriguée et attirée par la personnalité
de Charles le Téméraire, le dernier des Ducs de Bourgogne (1433-1477)
qui, après avoir toute sa vie lutté contre son "cher cousin"
Louis XI, mourut obscurément à la bataille de Nancy. Alors qu'Anna
cherche par quel bout attraper son sujet, elle voit apparaître devant
elle Le Téméraire lui-même, tel qu'il existe dans l'imaginaire
collectif, qui vient lui donner en personne son témoignage et consent
à rejouer avec elle quelques-unes des scènes décisives
de sa vie...
Dans une vieille ferme du Jura. Anna est assise à sa table de travail,
elle écrit. Sa table est couverte de livres empilés ou ouverts
les uns sur les autres. II y a un poêle à bois qui ronfle dans
un coin. Charles vient d'entrer, vêtu comme en plein hiver: un chapeau,
un manteau, un foulard et par dessous, un pantalon de velours et un vieux chandail.
Charles jouera son rôIe et accessoirement celui de Louis XI. Anna jouera
elle-¬même et tous les autres personnages.
I - PROLOGUE
CHARLES - Pourquoi est-ce que vous tenez tant à faire une pièce
de théâtre sur moi?
ANNA - Mais pourquoi pas? Je fais des pièces avec tout ce qui me tombe
sous la main. Je vois passer quelqu'un d'intéressant: et crac, je l'épingle.
CHARLES - Et il vous a semblé que j'étais quelqu'un d'intéressant?
ANNA - Les princes sont généralement une très bonne matière
première pour les écrivains. Vous, intéressant? Oui. Enfin,
je le pense...
CHARLES - De toute façon, je me méfie des avis des femmes. Elles
sentent des choses étranges que les hommes ne comprennent pas.
ANNA - Intéressant... Mystérieux surtout! Et puis, si physiquement
vous n'êtes pas très séduisant, vous avez un beau nom.
CHARLES - Ah! Vous trouvez?
ANNA - Des bons... je veux dire des rois bons, des grands, des pieux, des cruels,
des conquérants, on en trouve à la pelle dans l'histoire. Mais
un Téméraire: vous êtes bien le seul.
CHARLES - A feuilleter les encyclopédies, oui.
ANNA - Le premier et le dernier du nom! Charles le Téméraire,
cela sonne comme un roulement de tonnerre dans un ciel d'hiver.
CHARLES - Mais en dehors de mon nom?
ANNA - Sans doute le prince le plus ennemi de lui-même que l'Histoire
ait connu.
CHARLES - Vraiment? Et c'est ça qui vous attire...! Je suis gelé...
Vous permettez que je me chauffe un peu? (Il s'approche du poêle. Silence)
Et pourquoi pas un roman? J'ai lu tant de romans dans ma jeunesse et j'aurais
si fort voulu ressembler à un héros de roman...
ANNA - Non, je regrette: les romans, c'est beaucoup trop long. Surtout les romans
de chevalerie. Moi, ce sont les pièces de théâtre. Les héros
n'en sont pas moins grands.
CHARLES - C'est bien possible... Encore faudrait-il que je le veuille!
ANNA - Belle parole Monseigneur... Malheureusement, ça ne dépend
pas de vous.
CHARLES - Vraiment! Qu'est-ce qui dépend de moi aujourd'hui?
ANNA - En vérité, pas grand-chose, Monseigneur, pour ne pas dire
rien. Cependant, je ne voudrais pas me passer de votre consentement.
CHARLES - C'est très aimable à vous.
ANNA - Vous êtes un bel objet, Monseigneur, un bel objet de méditation.
Oui, c'est cela: un prince-objet. J'ai envie de jouer avec vous.
CHARLES - De jouer avec moi! Voyez-vous ça...
ANNA - Oui, de vous tripoter... en tout bien tout honneur, de vous essayer,
de vous éprouver.
CHARLES - Vous êtes une drôle de bonne femme. Une sorte de bilboquet?
ANNA - Oui, ou plutôt de poupée. Je vous habillerais, je vous ferais
parler, aller et venir, prendre des colères...
CHARLES - Est-ce que vous vous prenez pour Dieu le Père?
ANNA - Non, il est bien plus cruel...
CHARLES - Oui, c'est probable.
ANNA - Acceptez, Monseigneur: qu'est-ce que vous risquez?
CHARLES - Effectivement, au point où j'en suis... Et d'autre part j'ai
si peu de distractions, toujours dans mon coin, à ressasser. Que ferez-vous
de moi?
ANNA - Je n'en sais rien... Vous parlerez! De toute façon, cela fait
du bien de parler.
CHARLES - C'est ce qu'on dit... Parler!... Ça va mieux maintenant, je
me suis réchauffé. Je pose mes affaires sur ce fauteuil ?
ANNA - Oui, bien sûr, pardon. Déshabillez-vous... Vous voyez, c'est
commencé... Vous avez un portemanteau dans le coin. C'est un peu austère,
cette vieille ferme. Mais je suis ici pour travailler. Asseyez-vous donc.
II - SOUS LES MURS DE NANCY
CHARLES - (s'installant) Ainsi, vous m'avez vu passer?
ANNA - Oui... Les chemins de l'Histoire sont encombrés de héros
qui vont et viennent un peu au hasard. La nuit tombait. Vous étiez là,
perdu dans la campagne. Derrière vous se profilait une grande forteresse...
une ville fortifiée même. Je vous ai vu avec mon grand télescope.
CHARLES - Des villes, il y en a eu beaucoup sur ma route. Celle que vous voyez
derrière moi ce soir, est-elle située au confluent de deux rivières,
dominée par une puissante cathédrale?
ANNA - Non, elle est construite dans une simple plaine... de légers vallonnements
tout au plus.
CHARLES - Alors, ce n'est pas Neuss... J'avais d'abord pensé que c'était
la ville de Neuss en Allemagne. Mais c'est peut-être Nancy...
ANNA - Vous êtes assis sur une grosse pierre.
CHARLES - Il ne m'est pas arrivé souvent de m'asseoir sur une pierre.
J'ai des trônes d'or et d'argent. Quand j'assiégeais Neuss, précisément,
j'avais même fait construire dans mon camp une ville toute entière,
avec des latrines, des boutiques, des églises, des bordels, des bains
turcs. Nous faisions bombance sous le nez des assiégés.
ANNA - Aujourd'hui, tel que je vous ai vu, vous n'avez plus grand-chose!
CHARLES - Ah! Si nous en sommes là, c'est que c'est probablement Nancy.
Il y a deux citadelles qui me sont restées en travers de la gorge: ce
sont Neuss et Nancy. Et puis Morat naturellement... Cela fait trois. Elles m'ont
toutes les trois résisté gravement. J'aurais dû prendre
garde aux citadelles... Y a-t-il de la neige?
ANNA - Oui, beaucoup.
CHARLES - Alors, c'est bien Nancy. Morat, c'était en été.
Donc je suis assis sur une pierre... Naturellement: les Suisses m'ont tout pris.
ANNA - Pas exactement sur une pierre: sur la murette d'un chemin creux. Il y
a quelques personnes autour de vous: des hommes en armes.
CHARLES - Bien sûr. Nous sommes en guerre: je vous le rappelle.
ANNA - Pas besoin de me le rappeler. Avec vous, c'est toujours la guerre.
CHARLES - Quand on a une bonne armée!
ANNA - Derrière vous, il y a une cabane de paysan avec un filet de fumée.
Vous êtes habillé de simples vêtements noirs sur lesquels
je peux voir quelques pièces d'armure. Vous n'êtes pas rasé...
une barbe de plusieurs jours!
CHARLES - Je ne comprends pas pourquoi vous avez braqué votre lunette
sur cette nuit qui tombe...
ANNA - Pourquoi? Intuition de femme, probablement. Cette nuit m'a comme attiré
le regard.
CHARLES - Cette nuit qui tombe n'intéresse personne. Et puis, dans un
quart d'heure, on n'y verra plus rien: le ciel est bas et gris. Vous serez bien
avancée!
ANNA - Sur la neige, les silhouettes se détachent en noir, même
la nuit. Regardez, de loin elles sont déjà comme des ombres chinoises!
CHARLES - Mais votre toile de fond... les murs et les clochers de Nancy... tout
cela va aussi disparaître.
ANNA - Ainsi passe la figure de ce monde. Et puis, sachez qu'au théâtre
on y voit très bien la nuit. Il y a même de beaux effets d'éclairage.
Ne vous faites pas de soucis, laissez-moi régler les problèmes
techniques. D'ailleurs, quand les détails s'estompent, il ne reste plus
que l'essentiel.
III - GRANDSON ET MORAT
CHARLES - J'ai de la peine à vous comprendre. Que pouvez-vous bien trouver
à cette nuit-là? Ah oui, vous voulez en faire une pièce
de théâtre? Mais peut-être que si vous m'expliquiez ce qu'est
une pièce de théâtre par les temps qui courent... Je vous
avoue que ce n'est pas très clair dans mon esprit.
ANNA - Si vous voulez... Imaginez un de vos romans de chevalerie: au lieu de
lire ce que les héros se disent l'un à l'autre, il y a en chair
et en os, des... appelons ça des "acteurs", ou quelque chose
comme ça, qui récitent leurs paroles à haute voix. Une
pièce de théâtre, voilà... c'est un livre qui parle.
Et naturellement, pour écouter le livre, on a réuni un grand nombre
de spectateurs.
CHARLES - A quoi est-ce que ça vous sert que nous vous ayons découvert
l'imprimerie? Et pourquoi les appelez-vous des spectateurs s'ils sont là
pour écouter?
ANNA - Je les appelle des spectateurs parce qu'ils voient aussi. Au lieu de
dire: le héros était vêtu d'un pourpoint noir avec des aiguillettes
d'argent, ils voient le pourpoint et les aiguillettes. Et au lieu de décrire
le combat, la pièce de théâtre le montre... Enfin, quelquefois
elle en fait seulement un récit, car ce n'est pas toujours possible de
trouver assez de chevaux et de cavaliers. En tout cas, il y a beaucoup moins
de mots dans une pièce que dans un roman... Et pas de bavardage, seulement
des choses décisives... Au théâtre, le spectateur est cloué
sur son siège: il ne peut pas tourner les pages quand ça devient
un peu longuet. Il faut en tenir compte.
CHARLES - J'ai vu autrefois sur le parvis de Sainte Gudule des choses qui me
paraissent assez semblables... avec des chants, des danses, des lumières...
et naturellement des... ce que vous appelez acteurs.
ANNA - Oui, bien sûr: des "Mystères", ou des "Intermèdes".
C'étaient les balbutiements. Mais le théâtre pour moi est
une forme beaucoup plus pure: ni danse, ni musique: rien que le claquement des
paroles qui se heurtent comme des épées. Il faut aller à
l'essentiel. Et puis, ni diables, ni saints, des hommes tout simplement.
CHARLES - Et pas de princes?
ANNA - Si, bien sûr! Ce sont des hommes!
CHARLES - Donc, des princes aussi... Cela ne me dit toujours pas pourquoi vous
vous intéressez à cette sombre nuit. Je ne connais rien à
votre métier, mais il me semble, encore une fois - puisque prince il
y a - que ma vie ne manque pas d'autres épisodes, éclatants ou
terribles. Si vous persistez à vous en tenir à cette nuit glaciale,
vous allez faire fuir vos spectateurs. Alors que des actions de plein jour,
où se disent et se voient de grandes choses... Mes victoires par exemple...
Il est vrai que si vous voulez de grandes choses, mes défaites le sont
bien plus que mes victoires. Vous voyez que j'ai perdu toute vanité.
ANNA - Et pourtant, que n'avez-vous pas fait autrefois pour votre grandeur?
CHARLES - Cinq cents ans après l'événement, on a pris de
la distance.
ANNA - Vos défaites... ! Très bien: faites-moi vos propositions.
CHARLES - Tenez: Grandson, par exemple. Ma première grande défaite!
Les Suisses nous surprennent en promenade, l'arme à la bretelle. Sans
la moindre sommation, sans le plus petit avertissement, ils nous foncent dessus
avec leurs lances, qui ressemblent à des fourchettes à fondue...
même principe en tout cas: ne pas se brûler les doigts! et ils nous
transpercent comme de vulgaires croûtons, sans même que nous puissions
les toucher en retour... Le reste des croûtons se disperse et s'enfuit:
dont moi, le croûton-chef. Et sans vergogne, ils pillent notre camp, que
j'avais oublié de fermer à clé... Comme description de
la vilenie de l'homme, ce serait beau, non? Les Suisses font-ils partie des
hommes, c'est d'ailleurs une question que l'on pourrait se poser...
ANNA - Vous avez des doutes?
CHARLES - Hélas, non... pas vraiment. Mais quand je pense qu'ils se font
verser de l'or pour faire la guerre et que moi je paierais n'importe quoi pour
pouvoir me battre! ...Alors, qu'est-ce que vous en dites, de Grandson?
ANNA - Des Suisses en train de déguster une fondue... il me semble que
ce n'est qu'un épisode. Et puis ça manque tout de même un
peu de grandeur. La vilenie, ça ne suffit pas... Si je n'ai pas la thèse
et l'antithèse...! Pour opposer à la vilenie, de la noblesse quelque
part! En dehors de ça, excellent récit de combat, très
théâtral. Vous voyez comme ça rend bien! Mais je croyais
que, là-bas, ce n'était pas de la fondue, mais de la raclette?
CHARLES - La raclée, vous voulez dire. Eh bien! la raclée, c'est
Morat... Toujours les Suisses! Morat, si vous voulez. Mais j'oubliais que les
batailles vous posent des problèmes techniques...
ANNA - Allez toujours!
CHARLES - Vous connaissez Morat, pas très loin de Neuchâtel? Allez
faire un tour là-bas et vous y verrez les remparts mêmes sur lesquels
je me suis cassé les dents. Morat! le triomphe de la traitrise...
ANNA - Encore...
CHARLES - Trois mois, à peine, après Grandson. Les mêmes
Suisses se dissimulent dans un petit bois... petit, enfin pas si petit! pour
faire croire qu'ils ne sont que quelques-uns. Nous, rassurés, nous allons
tranquillement déjeuner.
ANNA - La fondue bourguignonne?
CHARLES - Ne plaisantez pas, ce n'est pas le moment. En plus, il pleut. Et tout
à coup le petit bois sur la gauche, décidément pas si petit
que ça, devient comme une grosse éponge que l'on presse: il en
sort une innombrable nuée d'Helvètes qui font retentir le terrible
mugissement de leurs ridicules trompes de guerre... Et il y a un autre petit
bois sur la droite qui exsude lui aussi son contingent de valetaille. Ils nous
prennent en tenaille, ils nous embrochent jusqu'au dernier... Le temps d'un
miserere, comme disent les chroniqueurs... Toujours avec ces lances démesurées!
Et de plus, serrés les uns contre les autres, cul à cul, si je
puis dire, pour ne pas prendre de risques. Sans autre idéal que leur
intérêt! Et cruels avec ça!
ANNA - Et vous, vous ne l'étiez pas, cruel?
CHARLES - Chez moi, ce n'était pas de la cruauté.
ANNA - Allons donc! Et les archers de Nesle au poignet droit coupé?
CHARLES - Ne plaisantez pas: à ma place, les Suisses les auraient tués!
ANNA - Et les cinq cents pendus de Neuchâtel?
CHARLES - Cinq cents vraiment! Ne vous abaissez pas à compter les gueux.
ANNA - Et Dinant? Et Liège? Vos terribles sièges!
CHARLES - Vous détournez la conversation. Nous en sommes à Morat.
Alors Morat, ça vous dit? Morat la bataille...
ANNA - J'ai peur que ça ne fasse beaucoup de poussière sur la
scène. Et puis, ces grandes lances... très encombrant. Et puis,
difficile de bien rendre tout ce que vous me dites, surtout s'il faut vraiment
représenter deux petits bois pas si petits que ça...
CHARLES - Pourtant c'est à Morat que tout a basculé.
ANNA - Oui, bien sûr. Cependant si l'on pouvait éviter...
CHARLES - Je finirai par croire aussi que vous avez peur des batailles? Si oui,
je ne vois vraiment pas pourquoi vous vous intéressez à moi.
ANNA - Les batailles m'enchantent. Vous le voyez bien. Mais ça ne suffit
pas.
CHARLES - Alors, c'est trop difficile. Je renonce. Moi, à part les batailles...
IV- NAUSÉES
ANNA - Voyons, ne me découragez pas. Que s'est-il passé après?
CHARLES - Après... Je ne sais plus.
ANNA - Essayez tout de même de vous souvenir.
CHARLES - Que voulez-vous me faire dire? (long silence) ...Il faut que je tire
des Suisses une vengeance éclatante.
ANNA - Vous venger, Monseigneur! Ce n'est pas d'un chevalier. Ni d'un homme
d'état... Vous d'ordinaire si efficace!
CHARLES - Disons: les punir. Cela est d'un justicier: rendez-moi cela. Toute
mon armée vient d'être massacrée. Il me reste à peine
une centaine d'hommes. Plus un canon. J'ai dû m'enfuir honteusement...
Les punir!
ANNA - Alors, que s'est-il passé?
CHARLES - Alors... Je ne sais plus. J'ai reçu un choc terrible... Il
me faut une armée, il me faut une armée... Me venger...! Si, si,
me venger. Appelons les choses par leur nom! Donc, je réunis les Etats
de mon Duché, j'écris à mes alliés, en Flandre,
à Milan. Je suis le Duc de Bourgogne! Je siffle et, en moins de temps
qu'il ne faut pour le dire, des quatre coins de l'univers, surgit une nouvelle
armée de cent cinquante mille soldats... Qu'en dites-vous?
ANNA - Monseigneur: soyez raisonnable. Aux plus beaux temps de votre puissance,
vous en aviez tout au plus quinze mille.
CHARLES - Ma plus grande puissance! Ma plus grande puissance est encore à
venir. Qui est-ce qui vous permet? Ainsi Octave, battu une première fois
par Pompée, n'en devint-il pas moins par la suite le maître du
monde... Battre les Suisses, battre les Suisses avant la fin de l'année!
ANNA - Cent cinquante mille hommes! Il n'y a justement que les Suisses, avec
leur système de conscription populaire, qui puissent en lever autant.
Si vous saviez le nombre de longues lances qui dorment au fond des chaumières.
CHARLES - Ne me parlez pas de ces longues lances... Non, je suis le seul à
pouvoir faire sortir de terre une pareille armée. Et la preuve, vous
la voulez? Je me suis installé au château de la Rivière,
près de Salins, au pied duquel s'étend une vaste plaine. Pas loin
d'ici! Et là, j'ai précisément aménagé un
camp qui peut contenir cent cinquante mille hommes. Qu'est-ce que j'aurais été
faire là-bas si je n'avais pas été capable de les réunir?
Ils arrivent demain.
ANNA - Vous savez bien qu'ils n'arrivent pas. Vous rêvez! Toutes les portes
où vous avez frappé vous claquent au nez, vos serviteurs les plus
fidèles vous abandonnent... Les rats quittent le navire. Et vous, Monseigneur,
vous traversez un accès de cette mélancolie que vous tenez directement
de la moitié portugaise de votre sang... Et vous buvez!
CHARLES - Je bois? Moi?...
ANNA - C'est écrit là...
CHARLES - C'est vrai. Oui, je me souviens. Et entre deux bouteilles de vin du
Jura, le père Félix m'administre L'Imitation de Jésus-Christ.
Bien plus pernicieux que l'alcool. Apprendre à mourir: "De tous
côtés, l'épouvante environne le superbe!" Quand on
vous injecte ça dans les veines à petites doses quotidiennes!...
Trois semaines de nausées. Huis-clos dramatique... Beau sujet, très
sartrien? Vous ne voulez pas...
ANNA - Non, il faut de l'action aussi. Les nausées ne suffisent pas.
CHARLES - Je vous donne ce que je peux. C'est compliqué!
ANNA - Très. Il faut trouver un carrefour, un point de convergence, un
nœud... Ou si vous voulez un belvédère, d'où le spectateur
puisse voir d'un seul regard tout le paysage. Grandson et Morat me semble-t-il,
ne peuvent être bien regardés que de Nancy, où, toutes vos
défaites, vous les portez désespérément sur vos
épaules. Nancy, oui. Le reste de votre vie ne vaut pas tripette...
CHARLES - Je ne vous permets pas...
ANNA -... Dramatiquement parlant, cela va de soi. C'est de Nancy que tout s'éclaire.
D'ailleurs Nancy, c'est tout de suite après Morat?
CHARLES - Oui, le temps de racler mes fonds de tiroir: effectivement, pas cent
cinquante mille... Mais une dizaine de mille. Ce n'est déjà pas
si mal.
ANNA - C'est bien ce qu'il me semblait... Dans cette nuit de Nancy, tous vos
ennemis sont là: les Lorrains, les Français, les Allemands...
Et naturellement les Suisses. C'est un des moments de l'action où il
est possible de prendre un instantané. Et derrière tout cela,
à contre-jour, au dessus de la ville assiégée, la silhouette
du roi de France, qui a fini de tisser sa toile d'araignée et qui attend
son moucheron.
CHARLES - Ah! lui, mon beau cousin, mon cher Louis le onzième... Enfin,
quand je dis beau, quand je dis cher, c'est pour parler comme lui. En réalité
mal foutu, mal habillé, menteur, avare, manipulateur: tout ce que je
hais... Grand acheteur de consciences... Un rat! Et pourquoi ne pas évoquer
son souvenir? Dramatiquement parlant, les rats... non?
ANNA - C'est un contrepoint indispensable. Mais c'est à vous, Monseigneur,
que je m'intéresse principalement...
V - CAMPOBASSO
ANNA - Alors, revenons-en à cette nuit.
CHARLES - Vous commencez à m'énerver avec cette nuit...
ANNA - Quel est précisément ce capitaine qui arrive au grand galop,
qui s'arrête devant vous, qui s'agenouille et vous baise la main?
CHARLES - C'est Campobasso... Qui voulez-vous que ce soit? Mais allez vous faire
voir ailleurs à la fin! Pourquoi venez-vous fouiner là-dedans?
Elle est à moi, cette nuit, à moi tout seul. Laissez-moi en paix:
je n'ai besoin de personne pour me regarder. (Il repousse la table d'Anna qui
recule jusqu'au mur)... Vous auriez dû savoir que mes colères sont
terribles!
ANNA - Pensez-vous que ce soit le moment d'en prendre une? Qui voulez-¬vous
impressionner?
CHARLES - Si tu crois que je ne sais pas ce que tu prépares, Campobasso!
CAMPOBASSO (ANNA) - Mais bien sûr, Monseigneur, que vous le savez: je
ne me cache pas! Mais apprenez ceci: il y a des limites à tout. Je ne
suis pas un Bourguignon, moi, pour l'être jusqu'au bout. Je suis un soldat
qui se vend, mais qui se vend seulement à la victoire. Pour combattre,
il faut que je la voie, la victoire, que je la sente, que je la touche: qu'il
y ait au moins un espoir raisonnable de l'obtenir. Je dois cela à mes
hommes. Mais lorsque...
CHARLES - Lorsque... ?
CAMPOBASSO (ANNA) - Lorsque je lis en vous... Je ne suis pas moi, pauvre soldat,
un prince à la recherche de la mort. Je vous avertis loyalement que je
vous trahirai.
CHARLES - Eh bien! cela au moins aura été dit: tu me trahiras.
CAMPOBASSO (ANNA) - Monseigneur, il est encore temps. Vous n'avez pas dix mille
hommes, les miens compris. Ils se sont épuisés aux travaux du
siège, ils ont le ventre creux, les pieds gelés... Et le reste
aussi! Ils vont bivouaquer ce soir encore dans la grande bise glaciale. Le bois
sec est enfoui sous deux pieds de neige durcie: ils ne pourront même pas
se chauffer. Quant au ravitaillement, il nous a été volé
par les assiégés... Oui, je sais, c'est ridicule, mais c'est comme
ça. Et il y a des bandes de loups dans les bois, cherchant qui dévorer.
De plus, demain, nous risquons d'être pris à revers par les Suisses
qui arrivent au secours de Nancy. Et quand ils seront là, les assiégés
repus se feront un plaisir de vous faire une sortie dans le dos et ils vous
encercleront... Retirez-vous à Pont-à-Mousson, le chemin est ouvert.
Vous vous y mettrez à l'abri et vous vous y referez.
CHARLES - Et Nancy?
CAMPOBASSO (ANNA) - Attendez un peu! Vous, l'impatient...
CHARLES - Si vous saviez comme je suis fatigué.
CAMPOBASSO (ANNA) - Justement, Monseigneur... Une fois reposé, vous gagnerez
le Luxembourg, où vous avez votre trésor de guerre. Ensuite, attendez
le printemps. Le Duc de Lorraine ne tiendra pas jusque là: il n'a pas
le sou. Aujourd'hui, ils sont trente mille qui passent la nuit à se chauffer
autour de leurs poêles de faïence et qui dès l'aube, après
avoir mis de gros chandails sous leurs armures, vous bondiront dessus... Monseigneur,
si vous ne vous retirez pas, moi, je me joindrai à eux et dans le petit
matin, avec mes deux mille italiens, trop glacés pour fuir, trop italiens
pour mourir... Monseigneur!
CHARLES - Eh bien! Maintenant que c'est dit...
CAMPOBASSO (ANNA) - Vous êtes plus redoutable à vos amis qu'à
vos ennemis. On dirait que c'est à vos soldats que vous faites la guerre.
CHARLES - Je sais que le roi de France t'a promis un charroi d'or, je le sais,
il me l'a fait dire.
CAMPOBASSO (ANNA) - Il m'en a déjà donné une partie.
CHARLES – L'or de ce prince si pingre aura-t-il donc pu tout acheter?
CAMPOBASSO (ANNA) - J'ai pris l'or, et pourtant, Monseigneur, je suis ici à
vous supplier de vous retirer pour que je ne puisse pas vous trahir. Pour que
je ne sois pas obligé de vous trahir. Si le roi de France me voyait avec
le genou ployé devant vous pour essayer de vous sauver, il me dirait
que lui aussi je le trahis.
CHARLES - La vie n'est pas simple, Campobasso... Je ne t'en veux pas. Il faut
bien qu'il y ait des traîtres. Voudrais-tu me rendre un service?... Ma
chaussure droite, enlève-la-moi: elle me blesse. Toujours mon ongle incarné!
Fais attention, je ne peux même plus me baisser: tu le noies dans l'onguent
et tu remets la petite bandelette, sans trop serrer... Il ne faut pas que demain,
au combat... Merci... Remets-moi ma chaussure. Il y a combien de temps que je
n'ai pas payé tes condottieri?
CAMPOBASSO (ANNA) - Trois mois, Monseigneur.
CHARLES - Et pour trois mois d'arriérés, tu veux m'imposer une
mort éternelle.
CAMPOBASSO (ANNA) - Les arriérés n'y sont pour rien... Enfin,
pas pour grand-chose. Votre mort, ce n'est pas moi qui la veux.
CHARLES - Il n'est plus temps, mon bon ami. La nasse s'est quasiment refermée.
CAMPOBASSO (ANNA) - Soyez un peu plus calculateur, que diable! Les Suisses ont
failli vous saigner, ne vous déplaise: remettez-vous, reposez-vous, au
lieu de vous précipiter. Encore une fois, dans trois mois vos adversaires
n'auront plus de quoi mettre des bûches dans les poêles de leurs
Allemands. Prenez le temps de vous refaire du lard, de reconstituer vos troupes,
de les entrainer... Vous êtes bien assez riche pour ça. C'est moi
qui tiens le pont de Buxières, la porte de la nasse.
CHARLES - Le bon chevalier ne se replie pas. Il se retourne et fait face, à
un contre dix. Et Dieu lui donne la victoire.
CAMPOBASSO (ANNA) - Avec votre chevalerie, vous êtes comme un pantin dans
les mains de vos adversaires. Ils agitent leur chiffon rouge et vous vous précipitez.
On lit en vous comme dans un roman d'autrefois. Comment voulez-vous gagner si
vous êtes sans surprise!
CHARLES - Et mon artillerie! Personne n'a une artillerie comme la mienne. Ils
ne m'embrocheront pas comme à Morat: c'est moi qui les transpercerai.
Mes belles couleuvrines! Et mes bombardes de bronze qui éclatent comme
des cloches!
VI - ORDRES ET CONTRE-ORDRES
VIEILLE FEMME (ANNA) - l'ai pensé que vous auriez envie de quelque chose
de chaud.
CHARLES - Qu'est-ce que c'est que cette bonne femme?
ANNA - Je ne sais pas: une paysanne du coin.
CHARLES - Vous êtes sûre que ce n'est pas votre femme de ménage?
VIEILLE FEMME (ANNA) - Pourquoi avez-vous renversé votre table?... Si
je vous laissais dans votre désordre! Où voulez-vous que je pose
le plateau? (Charles relève la table) Rentrez, Monseigneur, mettez-vous
à l'abri. La nuit sera terrible. Asseyez-vous, buvez.
CHARLES - Qui es-tu?
VIEILLE FEMME (ANNA) - Tu ne me reconnais pas? (Elle le regarde}... Moi, je
ne t'aurais pas reconnu non plus, Charles, avec ces yeux injectés de
sang et ces plaques rouges sur ton visage. Mais je sais que c'est toi... Et
tu as aussi perdu tes dents de devant! Qu'est-ce qui t'est arrivé? Tu
n'as que quarante-quatre ans, Charles, mais tu en parais soixante-dix.
CHARLES - Va-t-en, espèce de sorcière.
VIEILLE FEMME (ANNA) - Bois donc, cela va te réchauffer. Ah! tu avais
meilleure allure, il y a trois ans, quand notre duc de Lorraine t'a accueilli
en triomphateur sur ce même chemin, qui passe devant ma maison. Maintenant,
je te regarde... Peut-être que tu vas crever avant moi...
CHARLES - Merci tout de même pour ton bouillon (Il boit). Quand nous serons
tous parfaitement morts à nous-mêmes, alors nous pourrons goûter
les choses de Dieu... (Il finit de boire. La vieille femme s'en va... s'adressant
à Anna) Alors, Madame, cette pièce de théâtre? Vous
vouliez me faire danser à votre guise et c'est moi qui vous ai fait jouer
le rôle du traître.
ANNA - Je suis à votre disposition pour jouer tous les rôles que
vous voudrez bien me confier, pourvu que vous remplissiez le vôtre avec
exactitude.
CHARLES - Alors servez-moi de secrétaire. Ecrivez: "A mes capitaines,
au bâtard de Bourgogne, à Jacques Galeotto, à Josse de Lalaing,
à Antoine d'Orlier... "
ANNA - N'allez pas si vite!
CHARLES - Débrouillez-vous... "Nous, Charles, par la grâce
de Dieu duc de Bourgogne, ordonnons que nos troupes se replient en bon ordre
sur Pont-¬à-Mousson, en passant par le pont de Buxières. Le
départ aura lieu à minuit. Galeotto gardera le pont jusqu'à
ce qu'il se soit assuré que toutes les troupes de Bourgogne sont à
l'abri. Et que Dieu les protège! La mâchoire de nos ennemis claquera
dans le vide." Je signe, mettez le sceau.
ANNA - Voici, Monseigneur. Vous devenez raisonnable, mais ma pièce est
foutue.
CHARLES - Pas encore. Ecrivez de nouveau. Une autre lettre... l'alternative!
ANNA - Je voudrais bien savoir où j'en suis...
CHARLES - A mes capitaines... les mêmes. "Nous, par la grâce
de Dieu duc de Bourgogne, de Brabant, de Limbourg, de Luxembourg, comte de Flandre
et d'Artois, palatin de Hainaut, de Hollande, de Zélande, marquis du
Saint-¬Empire... "
ANNA - Pas même un petit royaume là-dedans?
CHARLES - Ne m'interrompez pas. Je continue... Non, pas de royaume! "...
Seigneur de Frise, de Salins et de Malines... j'en oublie! ordonnons à
nos troupes de se ranger en bataille au petit matin devant le ruisseau de Jarville
pour y attendre nos ennemis, qui nous viennent du sud. Ils nous attaqueront
et nous anéantiront. Que chacun fasse son devoir!"
ANNA - Vous ne leur faites pas le mensonge d'un petit espoir?
CHARLES - Vous croyez que c'est nécessaire... dramatiquement parlant?
ANNA - Indispensable, Monseigneur... Sans ça ils se débanderaient.
Il faut respecter la vraisemblance.
CHARLES - Alors écrivez: "Ils nous attaqueront et nous les anéantirons."
ANNA - Parfait! Pure clause de style. Personne ne s'y trompera: mais les formes
y sont.
CHARLES - Ajoutez quand même: "Que chacun fasse son devoir!"
C'est une phrase qui vaut une rasade de gnole. Je leur dois bien ça.
ANNA - Très bien, la pièce aura lieu.
CHARLES - Je signe. Mettez le sceau.
ANNA - Je déchire la première lettre?
CHARLES - Non, non: nous déciderons plus tard laquelle de ces deux lettres
partira. Nous les jouerons aux dés. Il faut entretenir le suspense.
ANNA - Bien, Monseigneur.
VII - LE DUCHÉ DE BOURGOGNE
CHARLES - ...Ça vous va? Ça vous intéresse?
ANNA - Beaucoup. Nous sommes en plein dans le sujet.
CHARLES - Eh bien! moi, ça ne m'intéresse décidément
plus du tout. Ce héros hésitant et défiguré, paralysé
par le froid, trahi par ses amis... Non, non, ça ne me va pas, c'est
trop facile. Le duc de Bourgogne, c'est quand même une épée
autrement trempée. Vous m'avez mis dans une situation impossible. Je
ne vous ferai pas l'injure de vous rappeler des choses que vous devez savoir...
ANNA - Mais je ne les oublie pas... Le duc de Bourgogne, en ce moyen-âge
finissant, est le souverain d'un état qui s'enfonce, comme une hache,
entre le royaume de France et l'empire d'Allemagne: depuis les Flandres, où
il fait sa jonction avec l'Angleterre sur un large front de mer, jusqu'au cœur
de la Savoie où sa lame se fiche en direction de l'Italie. Etat souverain,
imprudemment donné par le roi de France à votre arrière-grand-père
Philippe le Hardi, le plus riche territoire du monde occidental, le plus peuplé
aussi! Mais oui, j'ai des chiffres: produit national brut, richesse vive, commerce
extérieur, démographie... l'Angleterre n'a pas trois millions
d'habitants, turbulents, il est vrai. Vos Etats en portent plus de sept... !
CHARLES - Oui, mais plus de sept qui n'aiment pas la guerre! Des bourgeois qui
veulent avant tout vaquer à leurs affaires: Flamands, Lorrains, Bourguignons...
Vous avez bien vu tout à l'heure, quand j'ai essayé d'en tirer
quelques soldats! C'est là un de mes plus graves problèmes. Beau
duché en effet, mais où tout n'est pas rose. En tout cas, je vois
que vous savez bien votre leçon.
ANNA - Merci, Monseigneur. Ils ne veulent pas se battre, mais ils vous ont enrichi!
CHARLES - La belle affaire! Ah! si mon père, Philippe dit le Bon... a-t-on
idée d'être bon! avait aussi pu, lorsque c'était encore
possible, mettre dans sa poche la Champagne et les Trois Evêchés...
Et surtout s'il s'était décidé à poser sur sa tête
une couronne de roi: alors oui, vous l'avez bien senti, tout irait mieux, et
mes états, dispersés aujourd'hui aux quatre vents, seraient au
contraire solidement attachés entre eux et verrouillés: un beau
royaume cohérent et vigoureux, autour duquel se dessineraient des frontières
qui prendraient lentement leur dimension d'éternité! Mais mon
père...
ANNA - Votre père, Monseigneur?
CHARLES - Mon père était avant tout un jouisseur qui n'avait qu'une
envie, c'est de rester en paix avec le roi de France. Et aussi de mignoter à
loisir ses putains, le porc! Tout juste bon à recueillir de temps en
temps un héritage qui lui tombait du ciel.
ANNA - Ne le méprisez pas: de ces héritages, il vous a tout transmis,
que je sache. Un bon gros tas de provinces!
CHARLES - Une montagne de soucis, vous voulez dire. Non, celui auquel j'aurais
voulu ressembler, c'est mon grand-père, Jean sans Peur: d'ailleurs, je
suis court et trapu comme lui. Un homme terrible, doué d'une énergie
obstinée... On l'a souvent dépeint, la hache à la main,
dévastant Paris à la tête de ses soldats... mi-anglais,
mi-bourguignons.
ANNA - En effet: images terribles... C'est bien lui qui a livré Jeanne
d'Arc aux Anglais?
CHARLES - Oui... La sorcière? Où voulez-vous en venir?
ANNA - Nulle part, Monseigneur. Simple confirmation... au passage.
CHARLES - Très bien! Alors moi, le descendant de cette lignée
fondatrice, dans ce chemin creux, assis sur un caillou, en plein hiver, devant
ma ville de Nancy qui m'a fermé ses portes...
ANNA - Cela ne vous enlève rien de votre gloire, Monseigneur. Tout le
monde sait que vous avez repris en mains l'administration de vos territoires,
mis au pas les fonctionnaires, réformé la Justice, séparé
votre fortune des biens de l'Etat, fondé une artillerie qui est la première
du monde... Vous êtes un bourreau de travail, Monseigneur! Il n'y a qu'à
lire les bons historiens.
CHARLES - Non, non: ce sont des exploits mineurs. La routine. Rien à
faire dans un drame. Laissons cela.
ANNA - Vous avez raison. Mais alors quoi?
VII - EMPEREUR!
CHARLES - Je vous suggère une très belle scène. Ma cour,
à Bruges... Oui, les ducs de Bourgogne gouvernent leurs états
à partir de la Flandre. Entre l'Angleterre, l'Allemagne et la France,
c'est là qu'ils sont aux prises avec les choses importantes. Donc, ma
cour, la salle du trône, la splendeur des meubles, des tapisseries, des
ornements, les vêtements éclatants d'une foule luxueuse! A mes
côtés, mon épouse, la troisième, une York - si vous
avez bonne mémoire - avec tout ce qu'il faut pour espérer un jour
que l'Angleterre... Donc, la salle du trône. Et là... Est-ce qu'il
est permis à l'auteur dramatique de parfaire la réalité?...
Enfin, je veux dire, de procéder à certains aménagements
qui la rendraient plus "vraisemblable"... ?
ANNA - Oui, Monseigneur, bien sûr. L'auteur dramatique jouit de beaucoup
de liberté. Cela est d'autant plus nécessaire que, d'ordinaire,
nous ignorons les détails exacts de ce qui s'est passé et travaillons
sur des on-dit, que les historiens se transmettent de génération
en génération, bien qu'ils soient eux-mêmes fort sujets
à caution.
CHARLES - C'est bien ce que je pensais... Donc, au milieu de cette splendeur
sans égale, Moi, du haut de mon trône, lui-même placé
sur une estrade élevée... que fais-je? oui, je reçois par
exemple une délégation des Princes allemands. Je les vois de tellement
haut que leur nez me cache leur barbe... Ils se mettent à genoux et me
supplient d'accepter la couronne du Saint-Empire...
ANNA - Non, Monseigneur, on peut inventer, mais dans des limites étroites.
Vous n'avez pas le droit de faire bifurquer l'Histoire. Vous pouvez gambader,
mais vous devez savoir retomber sur vos pieds. Empereur! Vous n'y pensez pas.
CHARLES - Mais si. J'en ai toujours rêvé. C'était la seule
issue politique à l'aventure de la Bourgogne. J'ai dépensé
des sommes folles pour acheter les voix des électeurs. C'était
tout à fait possible... Je sais bien qu'au dernier moment tout a craqué...
Naturellement! Frédéric a fait l'imbécile et Louis a corrompu
tout ce qui pouvait l'être. Mais au théâtre: supposons que
la grande colique soit tombée sur le ventre de Louis et l'ait tenu éloigné
des affaires pendant quelques mois... Empereur, cela change tout!
ANNA - Si vous vouliez vraiment marcher sur les traces de votre grand-père,
vous auriez dû en effet trouver le moyen d'empoisonner, et définitivement
cette fois, votre... "rat", pauvre, maigre et de petite apparence.
Pourquoi, ne l'avez-vous pas fait? Alors oui, Monseigneur, Empereur, vous le
seriez devenu. Et Roi de France, aussi. Une sorte de nouveau Charlemagne. L'Europe
unie! Mais pardonnez-moi: votre rat n'est pas mort. Je vous ai laissé
rêver... Votre rat aime trop la vie, lui. C'est curieux d'ailleurs d'observer
que sur les champs de bataille vous êtes impitoyable et cruel: mais en
matière diplomatique, dangereusement loyal, redoutablement enfantin!
Et c'est pour cela que tout nous ramène à cette nuit de Nancy...
CHARLES - Est-ce que vous allez longtemps me poursuivre avec ça?
ANNA - ...où il s'est tout de même passé quelque chose...
D'accord, vous auriez pu vous retirer à Pont-à-Mousson et reprendre
le dessus: mais vous ne l'avez pas fait. C'est votre seconde lettre qui est
partie! Et puis, la réception des Ambassadeurs dans la salle du trône...
non, je ne vous le conseille pas. Les scènes d'apparat éblouissent
l'œil, mais ne soutiennent pas l'intérêt. Certains adorent
ces grands tableaux vivants, mais ils coûtent très cher et ça
n'est pas du bon théâtre. C'est une mauvaise façon de couvrir
l'absence de sujet.
VIII - PÉRONNE
CHARLES - Dommage! Alors, faisons quelques pas en arrière et prenons,
si vous voulez, l'épisode le plus populaire de mon règne: Péronne!
Ça vous dirait? Il y aurait de quoi drainer les foules... puisque c'est
dans la salle et non sur la scène que vous les aimez!
ANNA - Péronne? Oui, peut-être... Les foules, vous croyez? Racontez-moi
ça.
CHARLES - Evidemment cela dépendra aussi beaucoup de votre talent. Mais
je suis sûr qu'il y a une très belle scène à faire:
conflictuelle s'il en est! Charles le Téméraire et Louis XI face
à face: tout est là! Est-ce qu'il y a beaucoup de détails
dans vos bouquins?
ANNA - Pas tellement... Enfin la description classique et comme le dit votre
ami Commynes... je traduis: "Quand deux grands Princes s'entrevoyent pour
régler leurs querelles, cela tourne généralement mal."...
Louis voit les hommes d'armes du duc de Bourgogne et il s'imagine être
tombé dans un guet-apens... Charles, lui, apprend la nouvelle de la révolte
de Liège et se persuade que, l'ayant fomentée, Louis le tourne
en dérision... Il en résulte une histoire pleine de fureur et
de folie: le sac de cette bonne ville de Liège, qui n'y est pour rien
et qui ne sait plus à quel saint se vouer.
CHARLES - Ah! c'est ça, votre interprétation? Eh bien! je suis
en mesure de vous apporter des précisions intéressantes... Je
n'ai pas compris sur le moment. Ni plus tard d'ailleurs. C'est seulement après
ma mort que... Il savait très bien ce qu'il faisait, mon illustre cousin:
ni folie, ni fureur, de sa part tout au moins, même s'il donnait l'apparence
de l'affolement. (jouant Louis) ..."Monseigneur Charles, que vous êtes
beau, que vous me semblez grand! Et comme votre belle armée me fait peur!...
avec tous ces canons! Mon Dieu, mon Dieu, laissez-moi me réfugier dans
le château à l'abri de ses bonnes tours... Vous êtes un si
grand capitaine! Heureusement que les princes raisonnables ont l'habitude de
régler leurs conflits par la négociation: si tout se décidait
à la force des armes, vous seriez le maitre de l'univers." (revenant
à son ton normal) Voilà Louis... Allons, répondez-moi:
imaginez que vous êtes moi.
ANNA - Vous, Monseigneur? Je vais essayer (jouant Charles): "Vraiment,
mon cousin, je vous remercie de vos bonnes paroles, mais vous êtes tellement
rusé qu'il faut bien que je sois fort!"
CHARLES - Très bien: on voit que c'est votre boulot de fabriquer des
répliques. Au tour de Louis. (jouant Louis) "Rusé, moi, comment
pouvez-vous penser cela? Voyez comme je suis venu me mettre entre vos mains!
Il y a des moments où je me conduis comme un jeune étourneau.
Je ne sais pas pourquoi je suis le roi de France: vous auriez mérité
de l'être. Toutes vos vertus... "
ANNA - (jouant Charles) "Allons, mon cousin, reprenez-vous. Vos mérites
ne sont pas négligeables... "
CHARLES - (jouant Louis) "Je me souviens qu'à la bataille de Montlhéry,
je n'ai da. la vie sauve qu'à votre mansuétude. Si vous aviez
poursuivi, j'étais perdu... Si, si, j'en suis convaincu." (revenant
à son ton normal) Une véritable limace!
ANNA - Très suggestif, cette limace. Compliments. (jouant Charles) "Vous
savez que j'ai dû m'arrêter pour rendre les honneurs aux morts et
aux blessés. C'est un devoir qu'aucun chevalier ne saurait négliger;
et moi, Charles, encore moins qu'un autre!"
CHARLES - (jouant Louis) "Eh oui! vous êtes un vrai chevalier, vous!
Moi, le roi de France, j'en ai profité pour prendre la fuite, comme un
couard. Je ne sais même plus si j'ai enterré mes morts. Que j'aimerais
avoir votre courage et votre lucidité!"
ANNA - (jouant Charles) "Mon cher cousin le roi, voulez-vous justement
que je vous donne une leçon pratique? Je vais châtier les Liégeois
révoltés: voulez-vous que je vous emmène avec moi? Vous
verrez sur le tas comment on remporte une victoire... Il y a des tours de main
qui ne peuvent pas s'expliquer: il faut les voir de ses yeux."
CHARLES - (jouant Louis) "Vous feriez ça! Comment vous remercier...?
"
ANNA - (jouant Charles) "Mais c'est vrai que les Liégeois sont vos
amis: j'oubliais!"
CHARLES - (jouant Louis) "Mes amis! D'où tenez-vous cela? Je n'ai
pas d'autre ami que vous. Et d'autre part, en témoignage d'admiration
sincère, j'aimerais vous faire cadeau de quelques provinces. Voulez-vous
la Champagne? Duc de Bourgogne, cela arrondirait votre duché et mettrait
en quelque sorte une serrure à votre porte. Et les villes de la Somme?
..Pour me faire plaisir... J'insiste."
ANNA - (jouant Charles) "Je ne voudrais pas vous désobliger... "
CHARLES - (jouant Louis) " Et en plus de ces territoires, permettez-moi
de vous donner un conseil: ne prenez conseil de personne. Vous êtes non
seulement le meilleur chef de guerre, mais le plus avisé de tous les
princes! N'écoutez que vous."
ANNA - Eh bien! Monseigneur, à quoi rimait tout ceci?
CHARLES - Vous ne l'avez pas compris? A me donner la grosse tête! Avec
son air penaud et niais et son grand appétit pour les couleuvres de toutes
tailles et toutes espèces... Je me pavanais, moi! J'aurais pu le faire
prisonnier, l'exécuter... Je me contentais de l'humilier. C'est tout
ce qu'il demandait. Il me persuadait de mon incontestable puissance. Il rendait
publiques ma superbe et mon impudence. Après Péronne, l'Europe
a peur de moi. Il n'en souhaitait pas davantage. Et moi, je me crois capable
de la dominer (ironisant et imitant Louis): "Mon cousin, vous, un si grand
capitaine!" Peut-être aussi voulait-il retremper sa méchanceté
dans l'eau glacée de son abaissement... Ces coups sont trop tordus pour
qu'un honnête chevalier puisse les comprendre dans un délai raisonnable.
ANNA - C'est bien ce que je disais. Vous manquez de subtilité. A part
les coups d'épée...
CHARLES - Exactement!... (( Autre coup tordu: il faut que je vous raconte ça.
Je n'imaginais pas que l'on puisse passer une muselière au lion d'Angleterre:
eh bien! Louis, lui, il l'a fait... L'Angleterre et la Bourgogne sont des alliés
naturels: nous avons déjà mené côte à côte
suffisamment de cette fameuse guerre de cent ans pour que... Cela crée
des liens! Donc Edouard, à ma demande, débarque une nouvelle fois
à Calais pour asticoter Louis et le fixer, pendant que moi je m'occupe
de l'Allemagne... Neuss, je vous en ai déjà parlé. Douze
mille hommes d'armes, autant d'archers, parmi les meilleurs du monde, un matériel
de siège impressionnant... Ça marche! En présence de quoi,
tout prince normalement constitué se serait battu. C'est là dessus
que je comptais... Et Louis avait suffisamment de soldats pour faire bonne figure.
Et la guerre aurait pu durer: passé le temps réglementaire - cent
ans, match nul - les prolongations, quoi de plus normal? Eh bien! avec Louis,
cela ne prend pas. Il ne se bat pas.
ANNA - Racontez-moi...
CHARLES - Louis va trouver Edouard, lui paie à boire et lui dit: "Cher
cousin, tout ça, cette armée, ces canons, c'est bien beau, j'admire
beaucoup, mais moi, franchement, je n'ai pas envie... "
ANNA - Comme ça, tout de go?
CHARLES - Oui. "Je ne veux pas me battre avec vous, mais pour vous dédommager,
je me porte acheteur de tout votre matériel." - "Hein?"
- "Parfaitement. Et je vous en donne un bon prix... Tout l'argent que j'aurais
dépensé à me battre contre vous, et ça va chercher
loin! je vous le remets. Mais..." – "Mais quoi?"- "Mais...
à condition que vous rembarquiez vos troupes sans leur laisser le temps
de débander... Vous voyez que je suis grand seigneur: je vous achète
votre armée et je vous en laisse la jouissance. Soixante-quinze mille
écus. Comptant! ça va?" - "Je demande le temps... "
- "Et pour être sûr qu'une fois rentré, vous restiez
chez vous, je vous sers une rente à domicile de cinquante mille écus.
Chaque année, moitié à Pâques et moitié à
St-Michel"... Eh bien! ça aussi ça marche! Et vive le roi
d'Angleterre qui ne nous fera pas la guerre... Sans parler bien sûr de
divers autres cadeaux, fiançailles, rançons, ripailles et promesses:
et l'armée anglaise, toutes pattes graissées, s'en est allée
chanter victoire à Westminster... Et le roi de France reste maitre du
terrain!... Un peu honteuse quand même, l'armée anglaise: mais
ce n'est pas avec des états d'âme que l'on s'acquitte de ses engagements.
Voilà de quoi est capable Louis. Moi, il m'a eu par l'orgueil, Edouard,
par la cupidité...
ANNA - Votre rat!... Ces petites bêtes sont pleines de malice. Mais si
vous saviez comme je le comprends: tout plutôt que les horreurs de la
guerre. ))
CHARLES - Vous n'y connaissez rien! Encore une fois, quand je vois une bonne
femme engagée dans une histoire qui n'est faite que de guerres...
IX - LA GUERRE
CHARLES - Mais revenons-en à Péronne. Vous avez entendu ce que
je vous ai dit tout à l'heure?
ANNA - Oui, Monseigneur.
CHARLES - J'ai dit: me donner la grosse tête. Mais aussi me jeter le mauvais
œil! De nous deux, Louis a encore été le meilleur stratège.
Il ne s'en est pas pris à mon armée, du moins pas tout de suite:
mais il s'en est pris au fonctionnement de mon esprit. Il m'a détraqué,
décervelé... pour ainsi dire. Fou, c'est vrai: c'est bien ce qu'il
a dit de moi, n'est-ce pas? Savoir vaincre l'ennemi sans le combattre! On ne
l'a pas vu tout de suite, le mal a couvé encore quelque temps. Mais dans
les cinq ou six années qui ont suivi, mes affaires se sont progressivement
déglinguées. Je rêvais du gouvernement de l'Empire: mais
pendant ce temps, la Bretagne me lâche, l'Alsace se révolte, le
roi d'Angleterre "donc" se fait pensionner par le rat, les Suisses
commencent à se remuer, la Lorraine se soulève, les évêques
d'Allemagne me défient... Et puis, dans la foulée, Grandson, Morat.
Et Nancy... Nous y revoilà. Vous avez raison, c'est là que tout
aboutit. (un temps) Il fait toujours aussi froid? (un temps) J'ai eu l'air malin,
moi, avec tous mes beaux canons pris à revers! Ah! si seulement j'avais
compris plus tôt! C'est curieux que vous soyez une femme et que je vous
parle si librement. J'ai toujours eu peur des femmes... Sauf de mon Isabelle...
ANNA - Elle vous aimait, Monseigneur.
CHARLES - Moi aussi je l'ai aimée, Isabelle, morte trop tôt...
Comment vous appelez-vous?
ANNA - Je m'appelle Anna.
CHARLES - Anna! Tiens...
ANNA - Oui, Anna.
CHARLES - Et vous qui êtes encore vivante, vivez-vous?
ANNA - Cela dépend des jours: je vis, je ne vis pas... à demi,
le plus souvent.
CHARLES - Etes-vous mariée?
ANNA - J'ai perdu mon mari.
CHARLES - Il y a longtemps?
ANNA - Non, pas très longtemps... Pourquoi me posez-vous ces questions?
Ce n'est pas dans nos conventions.
CHARLES - Vraiment! Je n'ai pas le droit de jouer à la poupée,
moi aussi?
ANNA - En aucune façon. Les morts sont aux mains des vivants.
CHARLES - A vous voir, à vous entendre, j'aurais plut8t cru que ce sont
les vivants qui sont aux mains des morts. Savez-vous pourquoi je suis remonté
jusqu'à vous...? Non, cela n'a pas de sens. M'aimez-vous Anna?
ANNA - Personne n'aime personne.
CHARLES - Isabelle m'a aimé pourtant.
ANNA - Aimer... Ce sont des formules toutes faites. On est sensible à
la forme d'un nez, à la courbe d'une épaule, à un rire,
à une odeur... c'est tout. Et d'ailleurs, vous, ce que vous aimez, c'est
la guerre. La guerre, là, oui, vous l'aimez d'amour.
CHARLES - C'est vrai, j'aime la guerre.
ANNA - C'est cela que je ne comprends pas. Et c'est pour essayer de comprendre
que...
CHARLES - Pour cela seulement! Et comment pourrais-tu me comprendre, derrière
ta table de travail, à l'abri de ton crayon. Il ne faudrait pas prendre
ton crayon pour la lance d'un Suisse!... LA GUERRE... Est-ce que tu joues?...
Non, pas aux cartes, encore que... mais un sport de combat, du karaté
ou de la lutte?
ANNA - Non, un peu de jogging tous les matins.
CHARLES - Et au volley-ball, au tennis, au ping-pong même?
ANNA - Non plus.
CHARLES - Alors, il faut que je t'explique, Anna... La GUERRE, le jeu de la
guerre... Mon premier tournoi, j'étais encore adolescent... Quel éblouissement!
Pour mon coup d'essai, dix-huit lances à la suite... Il me semble que
ce jour-là, mon père m'a regardé pour la première
fois. Le tournoi, c'est le doigt dans l'engrenage. Mais ni le risque, ni l'enjeu
du tournoi ne sont à la taille d'un homme: seule, la bataille...! Je
méprise Louis: il n'a rien conquis, il a tout acheté... les Suisses,
le roi d'Angleterre, le duc de Lorraine, mes Italiens... Avec cet argent, il
aurait pu entretenir de belles troupes, et avec ses belles troupes, faire de
bonnes guerres. Et se donner le plaisir de gagner, prendre son plaisir au combat.
Il pensionne l'Europe, il m'aurait pensionné moi aussi, si je l'avais
voulu, mais il ne sait pas ce que c'est que la grande ivresse de la bataille,
où tout est à perdre ou à gagner. Que sont le froid, les
marches, l'épuisement, la faim, la trahison, au prix de ces moments suprêmes?
Aller au bout de soi-même... Et dans les plus grands périls ne
jamais se dérober. Et quand on est tombé, se relever... Anna,
n'es-tu pas Isabelle?
ANNA - Non, Charles: je suis Anna...
CHARLES - Ecoute quand même ce que j'ai à te dire. Sais-tu quel
fut le plus grand moment de ma vie? C'est celui où, ayant enlevé
mon cheval au-dessus d'un fossé plein d'eau, je tombai au milieu de la
troupe révoltée des Gantois. J'avais vingt ans. Je me mis à
flotter comme sur une mer qu'il me fallait mater à coups d'épée,
une sorte d'hydre multiforme à laquelle, à chaque pas, je coupais
une tête... En pleine possession de mes moyens: hurlant et cognant jusqu'à
ce que la bête ensanglantée se liquéfie tout à coup
et se laisse couler toute rouge jusqu'à l'Escaut: et s'y noie.
ANNA - C'est horrible...
CHARLES - Il n'y a pas d'années où je n'ai tenté de retrouver
cette sorte d'extase... Vainqueur ou vaincu, qu'est-ce que cela fait? Des mois
d'attente et tout à coup la récompense! De toi ou du combat, Isabelle,
pardonne-moi de t'avouer que j'ai préféré le combat...
ANNA - Je vous rappelle que je suis Anna.
CHARLES - Oui, c'est vrai... Isabelle qui m'a tant aimé!
ANNA - Et demain, Monseigneur?
CHARLES - Et demain, j'entrerai de nouveau dans cette foule armée comme
dans une mer...
ANNA - Et si les Suisses, chaudement serrés les uns contre les autres,
vous tiennent à distance avec leurs longues piques?
CHARLES - J'adore châtier les bourgeois des villes, avec toutes leurs
pesanteurs... Alors, j'enlèverai mon cheval au-dessus de leurs piques,
comme au¬-dessus du fossé de Gand, et je leur tomberai dessus et
je leur taillerai dedans... Si je ne peux plus m'offrir cela!
X - LES PORTES DE LA MORT.
CHARLES - Qu'a-t-on fait du petit voleur de jambon?
ANNA - Vous n'avez qu'à regarder dans la lorgnette.
CHARLES - Cette espèce de chose! Regardez vous-même, madame, mes
yeux sont obscurcis.
ANNA - On vient de le pendre, il y a moins de deux minutes... Pour un jambon,
Monseigneur! Il s'agite encore comme s'il voulait ne pas mourir. Les soldats
rigolent autour de lui. ..
CHARLES - La mort est plus lente à venir qu'on ne le croit. Laissez-moi
regarder... Que pensez-vous qu'il se passe pendant ces minutes qui ne sont pas
encore la mort et déjà plus tout à fait la vie... ?
ANNA - Le mystère des transitions reste entier.
CHARLES - Il s'agite encore! (soudainement) Alors, qu'on le dépende et
qu'on me l'amène. J'ai payé assez d'espions pour savoir ce que
font Louis, ou René, ou les Suisses. Je lui donnerai deux écus
pour qu'il me dise... Est-ce qu'il respire encore?
ANNA - Oui, Monseigneur. Il est tout bleu, mais il respire encore. Il tousse,
il porte les mains à sa gorge...
CHARLES - Que dit-il? J'espère qu'il a été assez loin pour
nous rapporter des nouvelles intéressantes.
ANNA - Il ne parle pas encore.
CHARLES - Faites-le fouetter, s'il le faut, pour qu'il parle... Les portes de
la Mort! Je veux savoir à quoi ressemblent les portes de la Mort: et
qu'a-t-il vu lorsqu'elles se sont entrouvertes?
ANNA - Monseigneur, il a entendu comme un grand hosanna de cloches qui lui sonnaient
aux oreilles. Et des voix qui chantaient...
CHARLES - A-t-il eu peur ou mal?
ANNA - Il ne s'en souvient pas. C'est maintenant qu'il a peur et mal.
CHARLES - Nous exécutons les criminels: mais nous ne sommes pas sûrs
de ne pas les plonger dans un abime de félicité.
ANNA - Il y avait le long cortège de tous les gens qu'il a connus qui
s'avançaient vers lui en agitant des palmes et en chantant des hymnes...
Comme au jour des Rameaux!
CHARLES - Et pourtant ce n'est qu'un sale petit voleur de jambon. Il aurait
dû voir des diables, du feu...
ANNA - Il y a peut-être de la miséricorde pour les voleurs.
CHARLES - De toute façon, c'est un menteur. Un voleur et un menteur.
Il n'y a rien. Et ce qu'il a entendu, ce n'est que le bruit des tuyaux qui se
vident, des mémoires de la vie qui se remettent à zéro.
Il n'y a rien! Un trou sans fond, un vide puissant qui vous aspire et vous réduit...
Appelez cela l'éternité si ça vous amuse!
ANNA - Monseigneur, c'est vous qui êtes le menteur!
CHARLES - Et le voleur aussi?
ANNA - Vous l'avez été. Mais maintenant est venu le temps de la
restitution. Vos états, comme une hache...! Ce n'est pas la hache qui
a fait éclater l'arbre, c'est l'arbre qui a digéré la hache!
Ah, ah! Il a eu beau rêver, le Grand Duc d'Occident, le Grand Duc d'Occident
qui ne prend conseil que de lui... Si j'avais été l'Histoire,
je ne l'aurais pas appelé Charles le Téméraire, mais Charles
le Restituteur. Demain ses ennemis vont se partager ses dépouilles! Né
le plus riche de la chrétienté, mort déchiqueté
par les loups sur le bord d'un étang glacé... Et tout cela parce
qu'il l'a voulu!
CHARLES - Il est impossible qu'une femme puisse comprendre quelque chose à
cela. Le petit voleur de jambon dit encore quelque chose. Regardez!
ANNA - En effet.
CHARLES - Il parle à l'oreille d'un de mes soldats.
ANNA - Il dit que l'armée du duc de Lorraine s'est mise en route contre
vous... Si on ne l'avait pas pendu si vite, il aurait pu le dire plus tôt.
Il demande qu'on le laisse s'enfuir avant qu'ils n'arrivent: car ils ne feront
pas de quartier.
CHARLES - Les voici donc tous à l'assaut. Avez-vous bien fait partir
ma lettre?
ANNA - Oui, Monseigneur.
CHARLES - Celle qui... Vous en êtes sûre?
ANNA - Oui, Monseigneur. Selon vos ordres.
CHARLES - Maintenant donc je vais devoir sortir! Et je ne veux pas que cela
traîne. Tout ce que je demande, c'est la bataille; une dernière
fois, contre tout ce qu'il me reste, la bataille!
XI - MARIE DE BOURGOGNE
CHARLES - Est-ce que c'est toi, Marie? Marie de Bourgogne... Cela sonne comme
un gentil carillon. Ma petite fille... Il faut bien qu'il y ait quelqu'un qui
m'aime, du moment que moi, je ne m'aime pas...
MARIE (ANNA) - Allons, père! Donnez-moi votre main, je vais vous conduire.
Il ne faut pas avoir peur de faire le grand pas en avant, puisque vous l'avez
décidé.
CHARLES - Quel âge as-tu en ce jour? Vingt ans... Il y a longtemps que
je ne t'avais pas vue. Quels moments heureux nous avons passé ensemble,
autrefois...
MARIE (ANNA) - Oui, père. Ils sont loin maintenant. Ne vous inquiétez
pas... Vous avez mal, vous avez froid. Laissez-vous glisser. Tout est facile
maintenant. Je vais vous aider à vous habiller. Il vous reste juste assez
de forces pour aller jusqu'à votre terme. Cela ne fait pas mal. Quand
il est en pleine santé, le corps souffre des blessures qu'il reçoit.
Mais quand il s'agit du dernier combat, chaque coup reçu est trop attendu
pour être ressenti autrement que comme un petit bonheur... Et de douloureux
petits bonheurs en douloureux petits bonheurs... Le matin va se lever, il fait
de plus en plus froid: passez votre chemise de laine. (Elle lui met un pull-over)
CHARLES - Ne faut-il pas faire venir un prêtre?
MARIE (ANNA) - Pas besoin de prêtre.
CHARLES - C'est la coutume...
MARIE (ANNA) - Qu'importe! Là où vous êtes, vous êtes
au delà de la coutume. Il n'y a ni enfer, ni paradis. Il n'y a rien à
craindre et rien à espérer. Vous le savez bien. Tout simplement:
c'est fini. Nous pouvons parler librement. Vous n'avez plus rien à redouter
de l'Inquisition... Vos jambières, maintenant (Elle lui passe de grosses
chaussettes). Vous voilà, à la fin, redevenu un homme comme les
autres. Et moi, malgré ma douleur, il va falloir que je vous abandonne...
CHARLES - Alors, j'ai vraiment tout perdu?
MARIE (ANNA) - Vous avez pleinement joui de votre vie sur terre. Cela ne vous
suffit pas? Et vous l'avez jouée comme vous l'entendiez... Et puis, peut-¬être
que vous ne l'avez pas perdue. Peut-être que l'enjeu, c'était que
le duché de Bourgogne retourne au royaume de France, car c'est ce qui
va arriver. Et si c'était cela l'enjeu, alors vous avez gagné...
Cela vous a coûté cher, mais vous avez gagné. L'armure...
(Elle lui passe son manteau)
CHARLES - Et toi, qu'est-ce que tu vas devenir?
MARIE (ANNA) - La fille d'un vaincu ne choisit pas son mari. Nous verrons bien.
CHARLES - Ma pauvre petite fille... (Il finit d'enfiler son manteau) Et cette
pièce de théâtre, ça donnera quelque chose.
ANNA - Elle est presque finie, elle aussi, Monseigneur, à quelque chose
près. Juste quelques retouches.
CHARLES - Des retouches? On dirait une couturière.
ANNA - Oui. Il faut vous rendre présentable. Il y a des traits qui ne
sont pas admissibles.
CHARLES - Lesquels?
ANNA - Cela dépend du parti que je prendrai. Je ne dis pas qu'il faut
refuser toutes les contradictions, mais il faut aussi procéder à
une sorte de simplification dramatique, à une clarification: décider
une fois pour toutes si vous êtes une sorte de génie mélancolique
et suicidaire, ou un incapable vaniteux et borné, broyé sous la
meule de ses propres sottises. Les deux options sont intéressantes, et
pour orienter le spectateur il suffit d'ajouter ici ou là quelques indications...
Comme des colorants dans une peinture! D'ailleurs, qu'en pensez-vous?
CHARLES - Je n'en sais rien. Au point où j'en suis arrivé, il
ne me reste plus qu'à être moi-même, sans réfléchir...
Allons...
MARIE (ANNA) - Père, et puis votre gorgerin, bien ajusté autour
de votre cou (Elle lui met son foulard}...
CHARLES - Attention à ma blessure!
MARIE (ANNA) - Elle est calleuse et rougeâtre. C'est Montlhéry?
CHARLES - On s'en va par petits bouts... Oui, c'est Montlhéry. Quand
je pense que n'importe quel écrivaillon peut ainsi s'emparer de Charles
le Téméraire! Ne laisser derrière soi qu'une pièce
de théâtre!
ANNA - Entre autres!... C'est mieux que rien.
CHARLES - C'est moins que rien.
MARIE (ANNA) - Votre armet, maintenant (Elle lui présente son chapeau
qu'il laisse échapper). Vous l'avez fait tomber: mauvais présage.
Voilà. (Elle a ramassé le chapeau et le lui met sur la tête)
Tout est en ordre maintenant... Vous avez toujours beaucoup aimé l'ordre,
malgré vos désordres! J'allais oublier votre bague: ce sera plus
facile d'identifier votre cadavre.
CHARLES - Oui, donne-la moi. (Il enfile son anneau).
MARIE (ANNA) - Et maintenant, allez. Je ne peux pas vous accompagner davantage.
Partez sans rien dire, comme vous êtes venu. Tout juste un petit cri,
si vous voulez, au dernier moment...
CHARLES - (Il va sortir, puis trouve dans sa poche un petit exemplaire de L'Imitation
de Jésus-Christ, qu'il lui tend). Tu rendras au Père Félix
son Imitation de Jésus-Christ. .Je n'ai plus besoin de la lire... Je
crois que je vais l'accomplir!
MARIE (ANNA) – En effet! J'y penserai, père. (Elle le regarde sortir,
retourne à sa table, redevient Anna, puis ouvre le livre):
Les jours de notre vie sont en petit nombre,
Enveloppés de passions, souillés de péchés,
Déchirés par la curiosité, l'erreur, l'envie...
Quand serai-je délivré de cette servitude,
Quand viendra cette paix solide,
Cette paix inaltérable et assurée, cette paix
Au-dedans et au-dehors, cette paix,
Raffermie de toutes parts...
(Anna ferme le livre et se remet à écrire)