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La Révolution et l'Empire
Michel fustier
Après un long et paisible règne, Louis XVI s'est retiré
dans ses terres en 1814, au jour de son soixantième anniversaire. Son
frère Louis XVIII lui a succédé. Ce dernier reçoit
un jour un gros manuscrit intitulé: «La Révolution et l'Empire»
dans lequel se trouve décrite une version imaginaire de l'Histoire de
la France entre 1790 et 1814. Le Roi convoque l'auteur en présence de
son frère. Ils examinent ensemble s'il convient de laisser publier cette
œuvre de fiction.
La scène représente le bureau de Louis XVIII. Louis XVI a repris
le titre de duc de Berry qu'il portait avant son accession au trône. Carl
Kuntz est le nom de l'auteur du mémoire controversé.
Personnages
LOUIS XVIII,
LE DUC DE BERRY (Louis XVI après son abdication)
CARL KUNTZ
Scène 1
LE DUC DE BERRY (Entrant) - Eh bien, mon frère, quel plaisir de vous
revoir! J'espère au moins que vous ne me dérangez pas pour une
affaire du royaume...
LOUIS XVIII - Pour une affaire du royaume?... Oui et non: je ne sais comment
l'appeler... Vous avez une mine magnifique, mon frère!
LE DUC DE BERRY - Je m'offre deux ou trois chasses par semaine: rien de tel
pour vous fouetter le sang. Mais soyez tranquille: je ne passe pas les limites
que m'impose mon âge.
LOUIS XVIII - Que vous êtes heureux! (Complice) Et mademoiselle Ninon
va bien?
LE DUC DE BERRY - La pauvre chérie! Très bien. Elle est adorable!
Mais là aussi...
LOUIS XVIII - Vous lui ferez mes compliments.
LE DUC DE BERRY - Et pour le reste, je viens de terminer une armoire en bois
des îles dont je suis très content.
LOUIS XVIII - Savez-vous comme je vous envie!
LE DUC DE BERRY - Rien ne vaut une paisible retraite. J'aime trop mes libertés,
comme chacun en France, d'ailleurs. Et je ne demande qu'une chose, c'est qu'on
m'oublie... Mais bien sûr, vous ne pouvez pas me comprendre.
LOUIS XVIII - Si vous aviez comme moi piétiné toute votre vie
dans l'ombre d'un frère trop puissant, trop heureux... trop «successful»,
comme disent nos amis les anglais, vous vous seriez peut-être un peu plus
accroché.
LE DUC DE BERRY - Vous voyez comme les choses s'arrangent bien: au moment où
j'en ai vraiment assez, vous êtes encore tout bouillant d'impatience!
LOUIS XVIII - Vous m'avez fait attendre si longtemps!
LE DUC DE BERRY- Oui. Mais sans parvenir à émousser votre envie
de... Ne m'en veuillez pas. Vous n'avez plus rien à m'envier.
LOUIS XVIII - Si: votre bonne santé. Moi qui marche si difficilement...
Un petit cigare? C'est un cadeau de Metternich.
LE DUC DE BERRY - S'il s'imagine qu'avec ça il va renverser les alliances.
(Il allume son cigare) Eh bien, de quoi s'agit-il ?
LOUIS XVIII - Une étrange affaire... Qui ne concerne pas le royaume à
proprement parler, mais qui vous concerne, et moi aussi... Et puis aussi le
royaume, après tout. Je suis très embarrassé.
LE DUC DE BERRY - Ah, ah ! Un maître-chanteur?
LOUIS XVIII - Non, non, pas du tout. Il ne demande rien. Ce serait trop simple...
C'est un cas tout à fait exceptionnel! Voici l'affaire :j'ai reçu
il y a deux mois, sous le sceau du secret le plus absolu, un énorme document...
.comment dire? une sorte de «rapport» volumineux, qui me paraît
être l'œuvre d'un fou délirant. Voici la... chose. (Il la
montre)... Vous voyez?... Avec une lettre très courtoise me demandant
l'autorisation de publier.
LE DUC DE BERRY - S'agit-il de secrets d'Etat?
LOUIS XVIII - En aucune façon. Bien au contraire!
LE DUC DE BERRY - Bien au contraire! Alors pourquoi nous demande-t-il l'autorisation
de publier... ?
LOUIS XVIII - Je vous ai dit que c'était une démarche de courtoisie.
LE DUC DE BERRY - .Il y a longtemps que nous avons supprimé la censure!
LOUIS XVIII - En ce qui me concerne, je l'ai regretté plus d'une fois.
Vous avez agi, si vous me permettez, avec un peu de précipitation...
LE DUC DE BERRY - C'était un risque à prendre. Ça n'a pas
trop mal réussi. Il y a des périodes où il vaut mieux que
la mauvaise humeur s'évapore en paroles...
LOUIS XVIII - J'aimerais bien, de temps en temps, pouvoir y mettre le holà,
je vous assure.
LE DUC DE BERRY - Vous avez toujours été d'un tempérament
plus autoritaire que le mien.
LOUIS XVIII - Je ne suis pas toujours assez fort pour me moquer de ce qu'on
en dit... De toute façon, notre auteur se soumet d'avance à notre
censure personnelle... Je l'ai d'ailleurs fait convoquer pour entendre ses explications.
Il doit être pour le moment dans l'antichambre.
LE DUC DE BERRY - Mais s'il ne s'agit pas de secrets d'Etat, si ce n'est pas
non plus un chantage... me direz-vous enfin ce dont il s'agit ?
LOUIS XVIII - C'est d'une telle invraisemblance!
LE DUC DE BERRY - Vraiment?
LOUIS XVIII - Une sorte de monstruosité.
LE DUC DE BERRY - De monstruosité! S'agit-il d'une forme quelconque de
pamphlet?
LOUIS XVIII - Non, pas un pamphlet... Encore que par certains côtés...
Non, je ne trouve aucun mot pour le qualifier.
LE DUC DE BERRY - Essayez tout de même d'éclairer un peu ma chandelle.
Votre embarras me surprend.
LOUIS XVIII - Si vous saviez ce dont il s'agit, vous vous montreriez un peu
plus inquiet... Mon cher frère, frottez-vous les yeux. Nous sommes en
novembre 1818. Vous croyez, après un règne exceptionnellement
heureux, avoir abdiqué en ma faveur à l'âge de soixante
ans...
LE DUC DE BERRY - Eh bien!
LOUIS XVIII - Eh bien, pas du tout. Nous vivons en plein rêve... Enfin
c'est-à ¬dire que moi seul suis vivant: vous, vous êtes mort
depuis bien longtemps.
LE DUC DE BERRY - Hein?
LOUIS XVIII - C'est du moins ce que dit ce ... machin!
LE DUC DE BERRY - Amusant!
LOUIS XVIII - Vous trouvez?
LE DUC DE BERRY - Ma foi! Bien installé dans ce fauteuil avec ce bon
cigare... Si vous nous faisiez servir en plus une petite fine.
LOUIS XVIII - C'est tout l'effet que ça vous fait? Attendez, je vais
vous servir moi-même... Après ce que vous avez fait du protocole!
(Ils se servent)
LE DUC DE BERRY - Je suis donc mort. Et de quelle maladie?
LOUIS XVIII - D'aucune maladie. On vous a coupé la tête.
LE DUC DE BERRY - Vraiment? Il faut donc que, par un prodigieux équilibre,
elle soit restée en place sur mes épaules: et si exactement ajustée
que, vous voyez, je n'éprouve aucune difficulté à m'envoyez
cette fine par le dedans.
LOUIS XVIII - Ma foi, si c'est comme ça que vous le prenez!
LE DUC DE BERRY - Comment le prendre autrement?
LOUIS XVIII - Quant à moi, ce... papier me décrit comme une sorte
d'ambitieux intrigant, chassé de France par le régime populaire
qui vous a décapité, errant pendant longtemps de places en capitales
et tout juste revenu aujourd'hui à Paris par la grâce des armées
étrangères... Oui, moi, dans ce document, je suis encore en vie
et effectivement ici sur le trône. Mais votre règne a été
complètement... comment dire?... effacé par... il faut bien employer
le mot, une... révolution, qui a duré vingt-cinq ans. Comme si
les Français étaient capables de faire une révolution!
LE DUC DE BERRY - Il ne faut pas les sous-estimer: nous avons frôlé
de bien près des événements qui... C'est donc une œuvre
d'imagination, une sorte de roman?
LOUIS XVIII - C'est bien pire que cela. Une version potentielle de l'histoire
de France... Ce qui aurait pu arriver si...
LE DUC DE BERRY - Si quoi?
LOUIS XVIII - Si vous n'aviez pas été le roi que vous fûtes.
LE DUC DE BERRY - Mais alors: que s'est-il donc passé? Expliquez. C'est
amusant encore une fois, cela m'intrigue.
LOUIS XVIII - Je ne prends pas cela du tout à la légère.
Vous savez comme je m'intéresse à l'histoire de notre peuple.
L'Histoire, c'est sérieux. Or le roman en question se joue de l'Histoire.
Il s'en sépare scandaleusement au moment de votre retour aux Tuileries...
Vous vous souvenez de cet abominable cortège qui vous a ramené
de Versailles à Paris?
LE DUC DE BERRY - Si je m'en souviens! C'était en... Octobre 1789...
Oui, c'est ça. Je vous disais bien que nous avions parfois frôlé
la catastrophe: le boulanger, la boulangère et le petit mitron! Je n'en
menais pas large... J'avais déjà dû me farcir les Etats
Généraux, le Serment du Jeu de Paume, la Nuit du 4 Août,
les Droits de l'Homme et la Constituante... Tout ça en moins de deux
mois. Sans parler de la prise de la Bastille... Quand je pense que deux ans
auparavant j'avais décidé de la démolir: on traîne,
on traîne, et puis on se trouve pris de vitesse... Quoi qu'il en soit
on aurait dû tenir compte de mes intentions... Alors?
LOUIS XVIII - Eh bien, c'est à partir de là que nous partons dans
la folie. L'émeute - car ce n'était qu'une émeute - devient
une révolution. La Constituante est balayée par une assemblée
populaire. On arrête le Roi. Vous! On le juge, on le décapite.
On décapite aussi la Reine... Personnellement, je lui avais toujours
déconseillé de comploter avec l'Autriche. Enfin, bref: on la décapite.
Et pas à l'épée: avec une curieuse machine appelée
guillotine!
LE DUC DE BERRY - Guillotine? Mais c'avait été une idée
de notre excellent Guillotin. Il était très excité... Donc
il l'aurait réalisée. Il est très documenté, votre
romancier. Et moi- aussi, la guillotine?
LOUIS XVIII - Vous aussi, naturellement, pardonnez-moi.
LE DUC DE BERRY - Nom d'un petit bonhomme en bois!
LOUIS XVIII - Toujours votre façon de parler peuple... !
LE DUC DE BERRY - Ça n'a plus d'importance maintenant. La guillotine:
il y va fort!
LOUIS XVIII - C'est bien ce que je vous disais! Le Roi mort, s'ensuit une épouvantable
période de carnage. Le peuple triomphe, mais les factions rivales s'entre-tuent.
Les familles nobles sont décimées. Nous perdons Lavoisier, Chénier,
Robespierre... Robespierre: il sort à l'instant de mon bureau. Quel excellent
ministre des subsistances, intègre, rigoureux: nous ne sayons plus que
faire du grain... Bref, je ne rentre pas dans le détail. Eh! J'oubliais,
Danton! Celui-là ne l'aurait pas volé: quel malotru...! Jusqu'à
ce que de ce chaos émerge un nouveau personnage qui va taper du poing
sur la table et maîtriser cette insolente pagaille: un... Napoléon
Bonaparte... Ça vous dit quelque chose?
LE DUC DE BERRY - Non. Jamais entendu parler.
LOUIS XVIII - Moi, j'ai fait faire des recherches. Effectivement c'était
un capitaine d'artillerie qui a été tué en 1793 au cours
de manœuvres dans le Charolais. Eh bien, il n'a pas été tué.
Il est devenu Général. Il a conquis l'Italie... Très bien
ça, très bonne idée, l'Italie. Puis il est allé
combattre en Egypte: à l'inverse, ceci, quelle extravagance! Et finalement,
malgré cette extravagance, il est devenu «Consul» - à
la mode romaine! - puis «Premier Consul»! Et en 1804 devinez quoi?
Empereur des Français... Moi, pendant ce temps je me morfondais en Russie
où je n'ai jamais mis les pieds. Empereur des Français!
LE DUC DE BERRY - Est-ce que cette fripouille de Talleyrand ne nous a pas appris
que tout ce qui est excessif est insignifiant?
LOUIS XVIII - Cette fripouille de Talleyrand! Mais précisément,
lui s'en est très bien tiré: pendant tout ce temps, il est ici,
à Paris. Il joue sur les deux tableaux. Avec son entregent, vous vous
en seriez douté. Il fait aux côtés de Napoléon une
carrière éblouissante, mille fois plus brillante encore que celle
qu'il a faite à vos côtés... J'aurais eu tellement de plaisir
à le voir... raccourcir!
LE DUC DE BERRY - Nous lui devons beaucoup.
LOUIS XVIII - On dit ça, mais... Pour en revenir à notre extravagant,
vous n'avez encore rien vu... La Révolution et l'Empire, c'est peu de
chose. Après tout, pourquoi pas? On peut toujours s'offrir une petite
folie. Mais ce Napoléon, ancien officier d'artillerie, se révèle
être le plus grand stratège de tous les temps. Aussi fait-il la
guerre partout où il en trouve l'occasion: en Autriche, en Saxe, en Bavière,
en Prusse... Il y remporte des succès incroyables contre l'Europe qui
s'est liguée contre lui. On les comprend! Austerlitz, vous connaissez?
LE DUC DE BERRY - Pas le moins du monde. Qu'est ce que c'est?
LOUIS XVIII - Un petit village à la frontière morave, où
les Français ont flanqué une déculottée aux Russes
et aux Autrichiens réunis... Ah, je vous avoue que j'aurais voulu voir
ça! Et Wagram? Et Iéna? Et... naturellement j'en oublie. Il y
en a tellement! Comment pourrait-on retenir tout ça? Quelle perversion
des choses: tant de batailles alors que votre long règne n'a été
qu'un chef d'œuvre de paix et de diplomatie!
LE DUC DE BERRY - Ce n'est pas que je n'aie été parfois démangé
par l'envie de... Mais, avec l'armée que nous avions! Pour arracher un
paysan français à sa charrue...! Et alors? Il faut vous tirer
les vers du nez! Ça finit comment?
LOUIS XVIII - Comme on pouvait s'y attendre. Ses succès lui montent à
la tête. Il emmène ses troupes jusqu'à Moscou...
LE DUC DE BERRY - Jusqu'à Moscou?
LOUIS XVIII - Vous vous rendez compte! Et c'est là d'ailleurs qu'on voit
bien qu'il s'agit d'une œuvre délirante. A Moscou! Et pas un petit
détachement de vingt ou trente mille hommes. Non: une armée d'un
million de soldats, la Grande Armée! Vous m'entendez... Et en passant
par la Pologne ! Et c'est comme ça que ça finit: à Moscou
où il se fait coincer par l'hiver. Retraite effroyable. Armée
anéantie. Réaction de l'Europe indignée et soulagée...
je passe sur les détails. Il abdique. Et j'arrive enfin.
LE DUC DE BERRY - Quelle épopée! Il était temps... Et moi,
je ne suis pas ressuscité, par hasard ?
LOUIS XVIII - Grâce à Dieu... Enfin, je veux dire, il ne va pas
jusque là. Je ne vois pas d'ailleurs ce qui aurait pu l'en empêcher.
Enfin bref, j'arrive et les choses reprennent leur cours normal. Ou sont supposées
le reprendre, car ce Monsieur n'en parle pas et son livre est inachevé...
Je vous le dis: c'est comme si quelqu'un s'était amusé à
extraire de l'histoire authentique un fragment de vingt-cinq ans pour le remplacer
par un autre. Vous comprenez ma stupéfaction et mon indignation.
LE DUC DE BERRY - Votre indignation, non. Pas encore. Mais je partage votre
stupéfaction. J'aimerais lire ce document.
LOUIS XVIII- Evidemment. Je ne vois pas d'ailleurs pourquoi il m'a été
envoyé. Il vous concerne bien davantage.
LE DUC DE BERRY - Faites voir un peu... (Il feuillette et lit) «Pendant
ce temps, le Pape, à Notre-Dame... » Le Pape en France?
LOUIS XVIII - Mais oui: à partir du moment où l'imagination prend
le pouvoir!
LE DUC DE BERRY - «Le Pape, qui avait attendu deux heures le cortège
impérial»... tiens, tiens, cette désinvolture ne me déplaît
pas... «ne put même pas poser la couronne sur la tête de Napoléon.
Celui-ci la lui enleva des mains et se couronna lui-même.» Voyez-vous
ça! C'était un drôle de gaillard. (Il feuillette encore)
Ça va me passionner... Et ça : «Je vous dispense de me comparer
à Dieu.» Si je comprends bien c'est lui qui parle. Il a le sens
de la formule. Et là il écrit - c'est une lettre -... Oh! là,
là! : «Mon amour, un baiser au cœur et un autre baiser plus
bas, beaucoup plus bas... » Bonne tradition française! Et qui est
l'heureuse destinatrice...? Joséphine de Beauharnais. Ah, la petite garce!
LOUIS XVIII - Eh oui, elle-même. Ne soyez pas vulgaire.
LE DUC DE BERRY - C'est son mari qui va en faire une tête quand il lira
ça!
LOUIS XVIII - Mais non: il a été exécuté.
LE DUC DE BERRY - Jamais de la vie! Il...
LOUIS XVIII - Mais si... Je veux dire dans cette histoire.
LE DUC DE BERRY - Ah bon...! On finit par s'embrouiller.
LOUIS XVIII - C'est bien ce que je vous dis.
LE DUC DE BERRY - Je vous l'emporte de ce pas. Avant tout, je vais me plonger
dedans.
LOUIS XVIII - Ne voulez-vous pas d'abord rencontrer l'auteur?
LE DUC DE BERRY - C'est vrai! Bien sûr, puisqu'il est ici. Je suis curieux
de voir à quoi il ressemble.
LOUIS XVIII - Je vous propose de faire preuve d'une extrême fermeté.
Si la France perd le sens commun, nous sommes en danger.
LE DUC DE BERRY - Soyez tranquille...
Scène II
LOUIS XVIII - Entrez, Monsieur.
Carl KUNTZ - Vos majestés! (Il s'incline)
LE DUC DE BERRY - Pas de protocole avec moi, s'il vous plaît. Je suis
redevenu Berry, comme avant.
Carl KUNTZ - Personne ne pourrait se permettre d'oublier quel grand roi vous
avez été!
LE DUC DE BERRY - Vous avez pourtant fait tout ce que vous avez pu pour cela...
Je ne vous en veux pas.
Carl KUNTZ - Monseigneur, pardonnez-moi. Votre histoire est gravée dans
les faits: nul ne peut vous l'enlever. Mais...
LOUIS XVIII - Monsieur Kuntz, voulez-vous vous asseoir: nous pourrons nous expliquer
plus librement. (Pause) Votre écrit porte atteinte à l'honneur
et à la réputation de beaucoup de personnes: à commencer
par celle de mon frère, qu'il ridiculise. Et si nous vous sommes reconnaissants
de nous avoir demandé notre avis, vous ne nous en devez pas moins quelques
explications.
Carl KUNTZ - Sire, pardonnez-moi. Je n'ai pas cherché à ridiculiser
qui que ce soit. Je ne suis pas un auteur satirique. Je suis un chercheur, une
sorte de philosophe ou de savant...
LOUIS XVIII - Tous ces mots sont bien inquiétants!
CARL KUNTZ - Comment vous expliquer... Monsieur Newton s'est intéressé
aux astres. Il a décrit les lois qui les régissent. Mais aussi
longtemps qu'il n'a pu modifier lui-même le poids ou la vitesse de Mars
ou de Saturne, ces lois ne sont que des hypothèses. Nous demeurons dans
l'incertitude.
LOUIS XVIII - Dieu nous protège de la tentation d'intervenir dans le
système solaire: il ne faut pas troubler l'ordre du monde, même
pour lever nos incertitudes. Mais cela n'a rien à voir avec...
CARL KUNTZ - L'historien est comme l'astronome. Il ne peut pas faire d'expériences
pour connaître si les explications qu'il donne sont ajustées. Comme
cela serait intéressant pourtant! Imaginez par exemple que votre auguste
trisaïeul n'ait pas construit le château de Versailles, ou qu'au
lieu de madame de Maintenon... non... ou qu'il n'ait pas révoqué
l'édit de Nantes, ou qu'il n'ait pas fait la guerre à l'Autriche...
LE DUC DE BERRY - Décidément, vous adorez vous en prendre à
notre famille!
CARL KUNTZ - Non, Monseigneur, non... Changeons d'époque et de nation:
imaginez, si vous voulez que Jésus-Christ ait été tué
au berceau par les soldats d'Hérode... Ce serait tout de même intéressant
de savoir ce qui se serait passé.
LOUIS XVIII - Ne sauriez-vous attaquer que le Trône ou l'Autel?
CARL KUNTZ - Je n'attaque personne. Je réfléchis seulement aux
événements qui m'intéressent. Je voudrais mieux les comprendre
et davantage les apprécier. Et pour cela, faute de pouvoir en changer
réellement le cours, j'essaye d'imaginer comment les choses se seraient
passées s'ils n'avaient pas eu lieu. Pour n'attaquer ni le Trône
ni l'Autel, représentez-vous les retournements de l'Histoire si Alexandre
avait été tué à la bataille du Granique...
LOUIS XVIII - Monsieur, vous êtes un fou dangereux. Je vous ferai examiner
par les médecins et...
LE DUC DE BERRY - Arrêtez, mon frère. Fou, peut-être: et
encore! Mais pas dangereux! Vous avez donc, Monsieur, pris comme objet de vos
observations, de vos expériences même, la période dans laquelle
nous avons vécu tous les trois.
CARL KUNTZ - Oui, Monseigneur.
LE DUC DE BERRY - Et vous prétendez que les choses auraient pu s'y passer
autrement.
CARL KUNTZ - Certes, Monseigneur.
LE DUC DE BERRY - Cependant, le poids des causes entraînant derrière
lui des effets nécessaires, l'Histoire aurait-elle pu être modifiée?
Mon cher frère, si vous aviez vécu les événements
comme je les ai vécus, vous ne pourriez être que passionné.
CARL KUNTZ - La cause et l'effet... bien sûr. Il y a des causes tellement
massives qu'elles imposent un effet certain. La gravité s'empare de ma
canne et elle tombe (Il laisse tomber sa canne)... Mais en politique, il n'en
va pas de même. Les causes sont tellement nombreuses et tellement contradictoires
qu'il peut arriver que tout l'équilibre du monde soit suspendu à
une circonstance dérisoire: un rhume de cerveau, une indiscrétion,
un corsage entrouvert... Et ce qui bascule à droite aurait aussi bien
pu basculer à gauche. Ou mieux: ce qui avait toute raison de tomber sur
la gauche finit par tomber sur la droite.
LE DUC DE BERRY - Savez-vous que j'ai plusieurs fois dans ma vie éprouvé
cette sensation.
CARL KUNTZ - Oui, Monseigneur, je le sais.
LOUIS XVIII - Comme s'il y avait dans l'Histoire des moments privilégiés...
Je veux dire privilégiés par leur incertitude...
CARL KUNTZ - Oui, Monseigneur, c'est tout à fait cela.
LE DUC DE BERRY -... Où vraiment tout peut arriver. Il suffit d'une chiquenaude.
CARL KUNTZ - En effet: d'une chiquenaude.
LOUIS XVIII - Pourrais-je vous demander, Monsieur, quelle est votre conception
de la Providence... Oui, je sais, mon frère, vous êtes devenu non
seulement un libertin, mais un libre penseur. Mais j'ai gardé, moi, la
foi de notre enfance, à laquelle vous avez été si longtemps
attaché. La Providence est donc une question pour moi.
CARL KUNTZ - Je n'ai pas de conception de la Providence... A moins précisément,
comme vient de le dire Monseigneur le Duc de Berry, qu'elle ne soit... chiquenaudière
!
LOUIS XVIII - Croyez-vous en Dieu, Monsieur?
CARL KUNTZ -...Oui... Dieu est un bon système d'explication du monde
et... je crois en effet qu'il existe... du moins dans l'esprit des hommes, ou
sur leurs lèvres. Oui, je crois en ce Dieu... Je ne voudrais priver personne
de ce Dieu-là.
LOUIS XVIII - Vous blasphémez, me semble-t-il!.
CARL KUNTZ - Je ne le pense pas: j'essaye de m'en tenir aux faits.
LOUIS XVIII - Vraiment! Vous ne croyez donc pas que tout est écrit d'avance
dans le Grand Livre? Mais qui êtes-vous, cher Monsieur, quelle est votre
autorité, quelles sont vos fonctions, pour tenir ce langage?
CARL KUNTZ - Majesté, qu'importe... J'ai vécu de droite et de
gauche, dans l'ombre de l'Histoire, avant et après... Je m'embrouille
un peu. Aujourd'hui je suis Carl Kuntz, le dernier descendant d'une vieille
famille alsacienne, adjoint au conservateur en second du Musée Général
de l'Histoire de France.
LOUIS XVIII - Un bien misérable titre pour une si grande insolence.
CARL KUNTZ - Non, Majesté: la meilleure des positions pour mener à
bien mes travaux.
LOUIS XVIII- Vos travaux! Nous avons bonne mine... Vos vastes travaux!
CARL KUNTZ - J'ai dû rassembler une énorme documentation: il en
faut du temps pour transformer, sans sortir de la vraisemblance... par exemple
un paisible négociant bordelais en colonel de la Garde impériale.
La gloire à la place de l'argent: il faut changer les caractères
aussi, modifier l'éducation, développer la force physique... Et
ce n'est qu'un cas entre des milliers d'autres. J'ai cru ne jamais finir...!
Quoi qu'il en soit, puis-je vous faire remarquer, Majesté, que mon étude,
bien loin de nuire à la gloire du roi Louis XVI, met au contraire en
valeur les bienfaits dont son règne a comblé la France... Vingt-cinq
ans de paix... la prospérité, la stabilité... pour ne pas
revenir sur quelques troubles mineurs. Alors que si vous aviez disparu, Monseigneur,
massacré par un peuple furieux, ce serait vingt-cinq ans de guerre et
plusieurs millions de morts que nous aurions à déplorer. Je ne
vois pas de meilleur faire-valoir. Sans parler du désastre final auquel
mes hypothèses me conduisent inéluctablement: l'invasion de la
France par les troupes étrangères!
LOUIS XVIII - Si vous ne croyez pas en Dieu, du moins croyez-vous en vous-¬même.
Peut-être d'ailleurs vous prenez-vous tant soit peu pour le Créateur.
CARL KUNTZ - Sire, j'ai travaillé en toute humilité. Je me suis
laissé pour ainsi dire habiter par les événements et par
les hommes. Ils ont existé en moi comme... oui, comme en une sorte de
médium: mais pas davantage... Même si j'ai éprouvé
quelque plaisir à les porter....
LOUIS XVIII - L'avez-vous seulement connu, ce Bonaparte?
CARL KUNTZ - Certes. C'était un jeune homme d'une énergie et d'une
intelligence rayonnantes ...
LOUIS XVIII - Mais enfin, il est mort le... (Il feuillette son dossier) le 27
janvier 1793 d'un stupide accident... Un canon qui se détache et dont
la roue, détail horrible, lui tranche la tête.
CARL KUNTZ - Cet accident, c'est votre réalité, enfin... la nôtre,
celle que nous avons vécue. Dans celle que j'ai essayé de reconstituer,
c'est au contraire le roi Louis XVI - pardonnez-moi, Monseigneur - qui est exécuté
le même jour sur la place de la Nation.
LE DUC DE BERRY - Oui, j'ai appris cela ... C'était donc lui ou moi.
CARL KUNTZ - En quelque sorte. Mais ne me prenez pas pour un simple manipulateur,
un expérimentateur sans âme. J'ai connu non seulement Bonaparte,
mais la plupart des héros de cette épopée. Je les ai aimés,
malgré tous leurs défauts ... Et ce qui m'a poussé, c'est
le besoin de m'acquitter d'une dette.
LE DUC DE BERRY - D'une dette? Je ne comprends pas.
CARL KUNTZ - Si, Monseigneur, d'une dette. Je me sentais tenu de compenser ...
LE DUC DE BERRY - De compenser quoi?
CARL KUNTZ - Eh bien! vous êtes bien vivant, vous. Vous avez régné
... Majesté, m'autoriseriez-vous à m'entretenir quelques instants
en confidence avec Monseigneur le Duc de Berry?
LOUIS XVIII - Mais bien sûr!
LE DUC DE BERRY - Que voulez-vous me dire? Mon frère peut bien tout entendre.
CARL KUNTZ - Je vous en prie. Il s'agit d'un événement qui vous
concerne tellement intimement que ...
LE DUC DE BERRY - Bien. Je vais donc vous entendre, puisque le Roi le permet.
Le cabinet voisin est-il libre ?
LOUIS XVIII- Non, non, restez ici. L'aîné de la famille a le pas
sur son frère. De mon côté, j'en profiterai pour... Encore
une fois pas de protocole. Mais quoi qu'il vous dise, je ne tiendrai pas pour
cela monsieur Kuntz quitte de son insolence. (Il sort)
Scène III
LE DUC DE BERRY - Eh bien, Monsieur?
CARL KUNTZ - Vous ne m'avez pas reconnu?
LE DUC DE BERRY - Depuis quelques minutes je m'interroge en effet...
CARL KUNTZ - Oui, Monseigneur, c'est moi.
LE DUC DE BERRY - Comment est-ce possible? Monsieur Costelet !
CARL KUNTZ - Mais si: c'est bien moi.
LE DUC DE BERRY - Cela fait, mon Dieu, presque trente ans... Laissez-moi vous
embrasser, mon bon ami. Vous avez disparu si subitement que je n'ai même
pas eu le temps de vous remercier... Je vous ai fait chercher, mais en vain...
Et j'ai eu tellement à faire!
CARL KUNTZ - Je le sais bien. Mais une fois ma mission accomplie, j'ai préféré
disparaître. Je me suis pour ainsi dire fondu dans le paysage, gardant
seuls les yeux et les oreilles grands ouverts, d'acteur devenant observateur...
LE DUC DE BERRY - C'est pour cela que vous avez changé de nom?
CARL KUNTZ - Entre autres... Mais je ne vous ai pas quitté pour autant.
LE DUC DE BERRY - Mon cher Costelet, quel plaisir de vous revoir! Cette période
de ma vie est restée dans mon souvenir comme l'une des plus difficiles
et des plus incompréhensibles que j'ai connues. Je me suis souvent interrogé
par la suite sur ce qui m'était arrivé... Cet accident, ma guérison,
le retournement inespéré de la situation...
CARL KUNTZ - Précisément, Monseigneur, et je crois que le jour
est venu de vous donner quelques explications.
LE DUC DE BERRY - Si vous en avez...! Que ne l'avez-vous fait plus tôt.
CARL KUNTZ - L'essentiel pour vous n'était pas de comprendre, mais d'agir...
J'ai été si occupé, moi aussi.
LE DUC DE BERRY - Occupé à la préparation de votre... rapport?
CARL KUNTZ - Oui. C'est à cette époque que l'idée a germé
en moi de... Car si les quelques mois que nous avons passés ensemble
ont été pour quelque chose dans le déroulement de votre
règne, ils ont été aussi déterminants pour le cours
de ma modeste existence.
LE DUC DE BERRY - J'ai l'impression que vous avez beaucoup de choses à
me dire.
CARL KUNTZ - Certes... Et sans lesquelles vous ne pouvez pas comprendre ce que
j'ai essayé de faire.
LE DUC DE BERRY - Eh bien, je vous écoute.
CARL KUNTZ - Vous vous souvenez sans doute que j'avais été placé
auprès de vous par la Constituante... Peut-être ne le saviez-vous
pas, mais c'est ainsi. Je m'étais présenté comme médecin,
j'avais été retenu. C'était pour moi une aventure extraordinaire
que de vivre ainsi dans l'intimité du Roi de France des journées
qui devaient être décisives...
LE DUC DE BERRY - Décisives, vous pouvez le dire: tout allait de mal
en pis!
CARL KUNTZ - Au reste, mon rôle était ambigu. Je devais officiellement
veiller sur votre santé. Mais il était évident que je devais
officieusement vous surveiller... A Paris, vous étiez à moitié
prisonnier! Ces Messieurs me convoquaient quelquefois: «Que fait le Roi
?» - «II dort, il mange... » - «C'est heureux. Mais
en dehors de ça ...? »
LE DUC DE BERRY - C'est vrai que j'ai toujours bien dormi et bien mangé.
CARL KUNTZ - Vous aviez les nerfs exceptionnellement solides pour un Roi dont
le trône était si fortement secoué. Mais, malgré
votre sommeil et votre appétit, vous étiez... comment dire? ...mal
dans votre peau. Pardonnez-moi, Monseigneur, l'expression n'est-elle pas un
peu déplacée... Nous autres, Alsaciens, maîtrisons mal.
..
LE DUC DE BERRY - Vous savez fort bien ce que vous voulez dire, monsieur Costelet.
En tout cas, c'était exactement ça: j'étais mal dans ma
peau. Pour grands que soient les princes, ils n'en portent pas moins une peau!
CARL KUNTZ -.Vous me disiez parfois: «Toutes ces histoires m'embêtent.
Je n'étais pas fait pour être Roi. J'agis pour le mieux et personne
n'est content. Pourquoi mon frère aîné n'a-t-il pas vécu,
et pourquoi ai-je moi-même survécu à mon frère cadet
?»
LE DUC DE BERRY - Je vous ai dit cela?
CARL KUNTZ - Oui, Monseigneur, plus d'une fois.
LE DUC DE BERRY - Ah ! Je croyais l'avoir seulement pensé!
CARL KUNTZ - Je lis facilement dans les pensées.
LE DUC DE BERRY - Alors peut-être que je ne l'ai pas dit...
CARL KUNTZ - C'est possible. En tout cas, ce que vous m'avez dit un jour, c'est
ceci: «Mon bon Costelet, j'espère que Dieu me tiendra compte de
ce que j'ai supporté. Tout cela finira mal. J'en donne ma tête
à couper.»
LE DUC DE BERRY - J'ai vraiment dit cela?
CARL KUNTZ - Oui, Monseigneur, j'ai parfaitement entendu. Et j'en ai même
pris note le soir dans un de mes petits carnets.
LE DUC DE BERRY - C'est tout de même étrange.
CARL KUNTZ - Et vous avez ajouté: «Est-ce que la médecine
ne pourrait pas me guérir de cette royauté qui me va si mal ?»
J'ai répondu: «Si quelqu'un peut vous guérir, c'est vous:
abdiquez!» Et là vous vous êtes dressé: «Abdiquer...
Quand un de vos malades a mal au poumon ou à l'estomac, est-ce que vous
lui ôtez la vie pour le guérir? Non, vous le soignez de tout votre
cœur. Abdiquer, le petit-fils de Saint Louis: jamais! Le droit divin implique
des devoirs... divins.» Vous étiez terriblement attaché
à certaines choses à cette époque.
LE DUC DE BERRY - Vous voyez bien qu'aujourd'hui, à l'âge de soixante
ans, j'ai fini par abdiquer tout seul en faveur de mon frère...
CARL KUNTZ - Monseigneur, précisément: c'est que vous n'êtes
plus le même.
LE DUC DE BERRY - Allons donc!
CARL KUNTZ - En 1789, le Roi n'avait pas voulu être Roi. Mais il ne voulait
pas non plus ne plus l'être. Dans ces conditions il ne lui restait en
effet plus qu'à mourir.
LE DUC DE BERRY - Vous me faites rire de me raconter cela aujourd'hui!
CARL KUNTZ - Monseigneur, nous n'étiez pas si joyeux à l'époque...
LE DUC DE BERRY - Vous avez raison. C'était une bien triste conjoncture...
CARL KUNTZ - Pendant que nous bavardions si mélancoliquement, l'Assemblée
Constituante en effet légiférait. Et chaque fois que l'Assemblée
Constituante légiférait, elle enlevait une pièce à
l'habit de son Roi... Et le Roi tentait de protester: mais le bon peuple de
Paris déferlait en grondant sur le palais. Et comme le Roi ne voulait
faire de peine à personne, il finissait par accepter ce qu'on lui avait
imposé. Il affichait même, cherchant à sauver la face, une
satisfaction plus ou moins grimaçante et, pour le récompenser,
le bon peuple de Paris lui permettait d'aller chasser à Saint-Cloud.
Ce qui l'emplissait de reconnaissance et de fierté: car on lui avait
appris que la chasse était le plaisir des rois. Et puisqu'on le récompensait,
c'était, se disait-il, qu'il avait bien agi. Eh bien, le croiriez-vous...
LE DUC DE BERRY - Quoi donc?
CARL KUNTZ - Ce Roi si bon, si pieux, si résigné, cette victime
consentante... Je m'étais pris d'amitié pour lui. Et je résolus,
au lieu de le laisser mourir, de le soigner et de le guérir: car j'avais
compris que sa difficile situation n'avait pas pour seule cause la famine montante,
ou la diffusion des idées d'égalité et de liberté,
mais la totale incapacité où il était de faire face aux
événements.
LE DUC DE BERRY - Merci, mon cher Costelet. Mais vous avez bien vu que... ça
ne s'est pas si mal terminé.
CARL KUNTZ - Jusqu'alors vous vous sentiez plutôt en perdition...
LE DUC DE BERRY - C'est vrai...
CARL KUNTZ - Peut-être aussi fus-je tenté par une irrésistible
envie... - je me méfie de moi - de faire un pied-de-nez à la nécessité
de l'Histoire... Je saisis donc la première occasion de vous appliquer
un traitement sérieux.
LE DUC DE BERRY - Je n'ai rien remarqué de tout cela.
CARL KUNTZ - L'occasion me fut donnée par votre accident.
LE DUC DE BERRY - Ah oui, ma chute de cheval.
CARL KUNTZ - Voilà tout ce que le bon peuple avait gagné à
ses libéralités: le Roi s'était fracturé le crâne
en poursuivant le cerf dans la forêt de Marly. Je me demande d'ailleurs
aujourd'hui si ce n'était pas une première tentative pour échapper
à des contradictions qui... Mais je n'en suis pas sûr... Non, vous
ne pouvez pas comprendre. Bref, une vilaine chute. Grand flux de sang, perte
de conscience, ralentissement des fonctions vitales... Vous êtes à
ma disposition pour quelques jours au moins, pour quelques mois peut-être.
J'interviens, pas seulement pour vous guérir, mais pour vous transformer.
Je connais des traitements miraculeux pour les maladies de l'âme et sous
prétexte de vous soigner votre cuir chevelu... Je ne sais pas encore
dans quel état vous allez vous réveiller. Mais quand vous le faites,
en effet vous êtes devenu un autre homme... Vous le savez bien, Monseigneur!
LE DUC DE BERRY - Vous ne me ferez pas croire qu'avec quelques bons pansements
et des potions plus ou moins alambiquées...
CARL KUNTZ - Non, Monseigneur, je peux maintenant vous dire la vérité.
J'ai aussi profité de votre état pour avoir de longues conversations
avec vous. Vous m'entendiez sans m'écouter, vous me répondiez
sans savoir que vous le faisiez... Tout ceci se passait dans des couches profondes
de votre esprit. Nous avons ensemble évacué votre éducation,
si mal faite, assassiné votre précepteur, comme vous le disiez,
et renié votre sainte, trop sainte mère, dont la pieuse voix vous
faisait trébucher à chacun de vos pas. Une véritable purgation
de l'âme! Nous avons ensemble délié tous les nœuds
que l'on avait faits à votre intelligence, nous avons fait tomber tous
les empêchements dont vous aviez été frappé dans
votre volonté.
LE DUC DE BERRY - De simples conversations?
CARL KUNTZ - Oui, Monseigneur. La garde qui veillait aux portes de votre esprit
s'était pour ainsi dire endormie et je pouvais aisément pénétrer
dans le secret des secrets pour y faire une sorte de grand ménage...
Quelques médecines appropriées, aussi! Pardonnez-moi d'avoir en
cela manifesté quelque audace, Monseigneur... Et puis... Votre tête
avait heurté si fortement l'obstacle que la paroi de votre crâne
s'était brisée; et puisqu'il y avait un trou, il fallait le reboucher:
j'en ai profité pour... mettre les doigts dans l'auguste machinerie de
la royauté française. S'il est un crime de lèse-majesté,
c'est bien celui-là.
LE DUC DE BERRY - Que voulez-vous dire? On n'a jamais entendu parler de pareilles
choses!
CARL KUNTZ - Vous gisiez devant moi, le crâne ouvert. J'étais seul
à votre chevet. .. Guérir le corps, c'est bien. Mais à
quoi sert un soldat de bonne mine, s'il n'a pas le courage? A quoi sert un savant
en pleine santé s'il n'a pas la passion de connaître?
LE DUC DE BERRY - A quoi sert un roi solide et dispos s'il n'a pas une bonne
paire de...
CARL KUNTZ - Oui, Monseigneur.
LE DUC DE BERRY - Mais comment cela a-t-il été possible?
CARL KUNTZ - Ne me demandez pas trop d'explications. J'ai lu des livres qui
n'ont pas encore été écrits, j'ai étudié
des sciences qui n'ont pas encore été découvertes... Mais
soyez tranquille...
LE DUC DE BERRY - Personne n'a pu changer le caractère d'un être
humain!
CARL KUNTZ -... Soyez tranquille, je ne vous ai pas altéré. Je
vous ai simplement rendu à vous-même, tel que le... créateur,
si vous voulez, vous avait fait. Imaginez un horloger qui découvre des
grains de sable dans les rouages d'une pendule: pourrait-il s'empêcher
de les enlever? Je n'ai pas fait autre chose. Voulez-vous me pardonner?
LE DUC DE BERRY - Relevez-vous, mon bon Costelet. Si les choses sont telles,
je ne vous pardonne pas, je vous remercie. Continuez.
CARL KUNTZ - Cet aveu me soulage... Lorsque donc, longtemps après, vous
vous réveillez, c'est pour découvrir qu'au fond la France vous
aime. Pendant votre maladie, la Constituante a suspendu ses travaux, une foule
anxieuse a veillé jour et nuit à la porte des Tuileries, des millions
de cierges ont brûlé dans les églises, le clergé
a multiplié les messes... Mais surtout, vous vous réveillez transformé.
Vous ne le savez pas encore, mais vous êtes devenu optimiste, actif, efficace,
rusé, opportuniste. Et l'aboulique Louis XVI, sortant de sa torpeur,
profite immédiatement des bonnes dispositions de la nation...
LE DUC DE BERRY - Si c'est comme ça que vous l'expliquez!
CARL KUNTZ - Et comment l'expliquer autrement? Vous qui deux mois auparavant
vous blottissiez frileusement dans votre palais désert, vous prenez plaisir
à aller faire acclamer votre guérison aux quatre coins de la capitale,
vous rencontrez le peuple, vous parlez avec les servantes, les ouvriers. Vous
argumentez avec ces fameux artisans du Marais, vous allez même, démarche
inouïe, discuter avec les fanatiques dans les clubs... Votre popularité
augmente encore: et vous en profitez très adroitement pour vous constituer
un réseau d'informateurs qui vous tient quotidiennement au courant des
mouvements de l'opinion.
LE DUC DE BERRY - C'est une interprétation tendancieuse... Des amis tout
simplement.
CARL KUNTZ - Cela n'est pas incompatible... De toute façon, vous prenez
de la distance par rapport aux nuageux principes de votre éducation et
vos yeux s'ouvrent sur la réalité des choses. Quant à la
Reine, vous rendant compte que vous ne pouvez pas traîner plus longtemps
ce boulet... politique, vous la répudiez. Elle retourne en Autriche chez
son père et vous confiez symboliquement vos enfants au peuple de France
qui exulte, qui vous baise les mains... Quel rusé politique vous êtes
devenu, Monseigneur! Mais je ne sais pas pourquoi je vous rappelle tout ça,
vous le connaissez mieux que moi.
LE DUC DE BERRY - Allez-y donc. Cela m'amuse d'entendre comment mes actes ont
été reçus par un observateur averti...
CARL KUNTZ - Peu avant, vous aviez annoncé la réouverture prochaine
des travaux de la Constituante en même temps que votre décision
d'y prendre une part active. Et en effet, lorsqu'elle se réunit à
nouveau, le 17 juin 1790, vous vous présentez devant elle avec un projet
de constitution qui non seulement reprend - avec quelques retouches - les principaux
de ses acquis précédents, mais qui se porte même au-delà
de ses espoirs... les plus révolutionnaires! Cette fois, vous avez lu
les cahiers de doléances, vous les avez compris. Vous êtes devenu
un prince averti, un véritable fils du Siècle des Lumières.
Quelle conversion...! Trop content d'ailleurs d'avoir été déjà
débarrassé, par l'assemblée elle-même, des privilèges
des nobles, de la hargne des parlements, de l'immobilisme du clergé...
qui ont empoisonné la vie de vos prédécesseurs. N'est-il
pas vrai?
LE DUC DE BERRY - (Amusé et rentrant dans le jeu) Est-ce que ce n'est
pas à cette époque que j'ai aussi exilé le duc d'Orléans
et dispersé les restes têtus d'une cour intrigante et stupide?
CARL KUNTZ - Oui, Monseigneur.
LE DUC DE BERRY - Je ne vous le fais pas dire. Et le comte d'Artois lui-même,
eh, eh... et le comte de Provence (Geste vers la porte où est sorti son
frère), un peu trop pressé de... Il a toujours été
un petit peu jaloux !
CARL KUNTZ - Je ne me serais pas permis...
LE DUC DE BERRY - Continuez donc.
CARL KUNTZ - Pendant que la Constituante délibère, vous reprenez
fortement en main les rênes de l'exécutif. Vous faites face à
la crise économique en réalisant une partie des biens de la couronne
- la part du feu! -, en vendant effectivement les biens du clergé - ce
qui ne vous empêche pas, suprême adresse, de vous porter garant
de sa liberté spirituelle -, en confisquant les biens des émigrés
- tant pis pour eux! - : grâce à quoi vous rétablissez les
approvisionnements du royaume et faites de nouveau régner l'ordre dans
les provinces... Les gardes nationales se montrent là étonnantes
de vigilance et de dévouement. Naturellement, je simplifie beaucoup...
Bref, la vie économique reprend et à l'automne 1791 les paysans
sèment tranquillement. L'accord général se rétablit
autour de votre personne et, la constitution enfin achevée et votée,
vous inaugurez un nouveau règne que votre fermeté vous permet
de vouloir et de faire libéral.
LE DUC DE BERRY - Que n'avez vous écrit mon histoire au lieu de votre...
roman!
CARL KUNTZ - Pardonnez-moi de me laisser emporter. J'ai la faiblesse de penser
que j'ai eu ma part dans ce renouveau.
LE DUC DE. BERRY - Vous l'avez eue, cher Monsieur... Mais je ne sais plus maintenant
comment je dois vous appeler...
CARL KUNTZ - Exivit Costelet. .. Maintenant je suis Kuntz.
LE DUC DE BERRY - Cher monsieur Kuntz. Vous l'avez eue, si ce que vous me dites
est vrai... Mais décidément je dois beaucoup à la médecine.
Mes enfants d'abord... Vous souvenez-vous de cette petite opération que
mon beau-frère d'Autriche est venu m'encourager à subir dans les
premiers temps de mon règne. Résultat satisfaisant, j'y ai même
trouvé du plaisir... Ils sont morts, malheureusement, même ce pauvre
petit Louis XVII dont j'ai voulu qu'on réserve le nom. Et puis votre
intervention à vous, parfaitement réussie et jusqu'ici de bonnes
conséquences pour moi: j'ai enfin possédé la France! Ah,
nous ne sommes par nous-mêmes que peu de chose. Et si je n'étais
pas tombé de cheval?
CARL KUNTZ - Eh bien, je n'aurais pas pu intervenir, et, parti comme c'était,
avec cette bande d'excités...
LE DUC DE BERRY - Couic?
CARL KUNTZ - Oui, Monseigneur, comme vous le dites si bien!
LE DUC DE BERRY - En êtes-vous bien sûr?
CARL KUNTZ - Avec des variantes possibles sur la date et les modalités,
c'était inéluctable. Et c'est précisément ce que
j'ai tenté d'établir dans le rapport que je vous ai présenté.
LE DUC DE BERRY - Mais à quoi bon ce retour en arrière? Avez-vous
des regrets?
CARL KUNTZ - C'est là que je voulais en venir. Pas en ce qui vous concerne...
Mais je vous ai sauvé de la Révolution, et, en vous sauvant, j'en
ai condamné d'autres... Toute cette foule de jeunes gens inquiets et
entreprenants qui s'agitaient dans les coulisses de l'Histoire, prêts
à prendre le pouvoir et à marquer le siècle de leur empreinte!
Et cela tout simplement pour avoir utilisé à guérir le
Roi des moyens alors inconnus - et peut-être illicites. J'ai voulu leur
rendre justice... Et que l'Histoire me pardonne.
LE DUC DE BERRY - Je vois... C'était donc ça votre secret, la
justification de ce gros bouquin ?
CARL KUNTZ - Oui.
LE DUC DE BERRY - Je vous suis reconnaissant de me l'a voir réservé.
(Un temps) Il me reste un point à éclaircir... Quelques semaines
après ma guérison, un des palefreniers du château demanda
à me voir et à me parler en confidence.
CARL KUNTZ - Ah !
LE DUC DE BERRY - Le jour de l'accident il avait trouvé incrustée
dans la couverture de ma selle, une grosse épine d'acacia. Elle y était
disposée de telle façon qu'en plein galop elle vienne se planter
dans le garrot du cheval. .. Il me dit qu'il avait attendu que je sois rétabli
pour me faire part de cette circonstance et, pensant que j'avais pu être
victime d'un attentat, il voulait obtenir mon pardon pour sa négligence.
Cette épine, je l'ai toujours gardée sur moi. La voici... La cause
et l'effet?
CARL KUNTZ - Monseigneur... La chiquenaude, tout au plus.
LE DUC DE BERRY - Voulez-vous que je vous la rende?
CARL KUNTZ - Je ne suis qu'un modeste instrument. Faisons-la brûler dans
cette cheminée.
LE DUC DE BERRY - Vraiment? Faut-il détruire toute trace.
CARL KUNTZ - Cela vaut mieux. Vous-même et votre règne êtes
et devez demeurer la seule authentique trace...
(Ils regardent le feu consumer l'épine)
LE DUC DE BERRY - Mais vous ne direz plus que j'étais tombé de
cheval pour essayer d'échapper à mes contradictions.
CARL KUNTZ - Non, Monseigneur, je ne le dirai plus.
Scène IV
LOUIS XVIII - (Entrant) En avez-vous fini?
LE DUC DE BERRY - Oui, mon frère.
LOUIS XVIII - Alors?
LE DUC DE BERRY - Eh bien, sachez qu'en premier lieu monsieur... Kuntz ne nous
est pas inconnu. Il n'est autre que le médecin qui m'a soigné
aux Tuileries, après ma chute de cheval.
LOUIS XVIII - Vraiment! Je ne l'aurais pas reconnu...
LE DUC DE BERRY - Vous ne l'avez qu'entrevu à l'occasion. Moi, il m'a
soigné et guéri.
LOUIS XVIII- C'était là son secret?
LE DUC DE BERRY - Une partie... Une petite partie seulement. Je garderai la
confidence... Mais j'ai de particulières raisons de lui être reconnaissant.
Vous aussi d'ailleurs.
LOUIS XVIII - Il faudra que je me contente de votre parole.
LE DUC DE BERRY - Pardonnez-moi... De plus il m'a expliqué les tenants
et es aboutissants de son rapport. Naturellement je veux le lire en détail.
Mais à priori je ne vois rien qui pourrait s'opposer à sa publication:
bien au contraire!
LOUIS XVIII - Eh bien, moi, plus j'y réfléchis, plus je le trouve
dangereux. Et qu'il vous ait guéri, et je ne sais quoi d'autre... ne
change rien à l'affaire. Depuis Jeanne d'Arc, la France n'avait pas eu
de héros: et voilà qu'on lui en offre un... d'une nature toute
différente, imaginaire, bien sûr, mais tellement exceptionnel!
LE DUC DE BERRY - Quel mal à cela? Peut-être en effet avons-nous
donné à nos sujets trop de réalité et pas assez
de rêve...
LOUIS XVIII - Précisément. Et d'ici à nous le reprocher...
Quel beau sujet de rêve en effet que ce Napoléon, victorieux, tout-puissant...
! Et moi qui les connais bien, nos sujets, je crains qu'un jour peut-être,
avec l'usure du temps, ils finissent par prendre leur rêve pour la réalité.
LE DUC DE BERRY - Allons donc!
LOUIS XVIII - Ce rapport est parfaitement documenté: des dates, des chiffres,
des extraits de lettres, des discours, des dépêches... Croyez-en
l'historien que je me flatte d'être. Je vous félicite, Monsieur,
c'est du beau travail. Jetez-y donc un coup d'œil plus détaillé,
mon frère, feuilletez-le...
LE DUC DE BERRY - Donnez-le moi.
(Il s'installe et va passer une partie de la scène suivante à
faire une lecture cursive, sans perdre cependant une des paroles qui vont être
dites par les deux autres personnages).
LOUIS XVIII- Imaginez, Monsieur, que la nation tombe amoureuse de l'histoire
de votre héros et que, sans même s'en rendre compte, elle inscrive
dans son quotidien et sur son territoire le reste de l'aventure de Napoléon...
Je ne sais pas, moi... On se mettrait à visiter les champs de bataille,
les vieux soldats se souviendraient du temps où ils combattaient pour
le «petit tondu»... C'est bien ça!
CARL KUNTZ - Oui, Majesté.
LOUIS XVIII -.On verrait fleurir les traités de stratégie inspirés
par les campagnes... napoléoniennes. Dans les archives des ministères
apparaîtraient des documents inconnus... Nous avons toujours eu une politique
pro-anglaise et nous en avons retiré des bénéfices indiscutables:
mais au fond les Français détestent les Anglais. Avec quelle joie
ils s'engouffreraient dans cette immense bataille que Napoléon leur a
livrée! Et toutes ces victoires, comment y résister. Les têtes
tournent facilement! Si vous publiez je vous fiche mon billet qu'avant dix ans
nous nous réveillerons avec un arc de triomphe au beau milieu de Paris.
LE DUC DE BERRY - (Levant le nez de son livre) Mon frère: vous qui avez
coutume d'avoir si bien les deux pieds sur terre!
LOUIS XVIII - Par quoi s'est illustré votre règne, dites-le moi?
En dehors de la guerre des sardines avec les pêcheurs espagnols et d'un
certains nombre de traités de commerce avantageux: rien. La paix, la
prospérité, le bonheur ... Encore une fois: rien. Rien dont on
puisse se souvenir. L'historiographe de la cour se bat les flancs. Et à
côté de ce rien: la Gloire! Un héros, bien sûr, coûte
cher - et Dieu sait que le vôtre, cher monsieur Kuntz, est dispendieux
-: mais c'est un héros, une des seules marchandises qui, une fois acquises,
ne s'épuisent jamais. Laissez passer vingt ans et nous n'existons plus:
la légende aura pris la place de 1'Histoire. Même la réforme
du code civil, on nous l'enlèverait !
CARL KUNTZ - Majesté, j'écoute vos paroles avec étonnement.
Je trouve vraiment que vous prêtez à mon rapport une importance
que je n'aurais jamais osé lui donner ... C'est une œuvre d'imagination,
je le répète. Bien sûr j'escompte un bon succès de
librairie, de quoi finir paisiblement mes vieux jours. Mais de là à
en faire ce triomphe d'une sorte d'imposture ...
LOUIS XVIII – Vous l'ave dit: imposture! Monsieur Kuntz, j'estime pour
ma part qu'on ne saurait trop se méfier de vous.
CARL KUNTZ - Vous pouvez remarquer que, conscient de certaines difficultés
- celles même que vous évoquez - j'ai pendant longtemps évité
de donner à Napoléon une descendance. Et il a fallu que la pression
populaire devienne très forte pour que je consente à lui faire
naître un fils. Mais vous savez que ce fils est poitrinaire et qu'il n'en
a plus pour très longtemps.
LOUIS XVIII - Passe encore pour la descendance: en effet elle meurt. Mais ce
qu'il y a de dangereux avec les écrits, c'est qu'ils restent. .. Ce n'est
pas moi qui l'ai dit. Remontez en arrière de deux ou trois siècles
- c'est encore l'historien qui vous parle - : lorsque son biographe nous dit
de Louis XI qu'il avait l'aspect d'un bouffon et la figure d'un lépreux
... Il y a longtemps que plus personne ne peut voir Louis XI de ses yeux, mais
tout le monde peut lire les mots qui le décrivent: l'aspect d'un bouffon
et la figure d'un lépreux. Terrible pour un roi!
CARL KUNTZ - En effet.
LOUIS XVIII - Le véritable prince de ce monde, ce n'est pas celui qui
fait, c'est celui qui raconte ... Je vais vous dire une chose étonnante
encore. J'ai reçu récemment la visite d'un membre éminent
de la Royal Society. Savez-vous, m'a¬-t-il dit, qu'il y a de fortes raisons
de croire que la bataille d'Azincourt est une complète création
de l'espionnage anglais, ingénieusement montée sur la base d'un
engagement mineur pour asseoir l'autorité du jeune Henri V ... Et accessoirement
pour flanquer la trouille aux chevaliers français ... Et encore plus
accessoirement peut-être, pour stimuler les exportations de l'archerie
anglaise. A moins qu'il faille inverser l'ordre des objectifs! Tous les chroniqueurs
ont bien voulu y prêter leur plume, ce qui a d'ailleurs coûté
très cher au trésor de sa Gracieuse Majesté... Mais une
fois que les choses sont écrites, difficile de faire marche arrière.
Eh oui, voilà, Monsieur, pourquoi votre rapport me fait peur. J'admets
que vos mobiles à vous ne soient pas soupçonnables, encore que...
Mais au fait, comment se termine l'histoire? Le manuscrit que vous m'avez fait
parvenir est inachevé. Il s'arrête après l'abdication de
votre... Empereur, c'est-¬à-dire au moment ou moi, j'entre en scène...
Pardonnez-moi, mon frère.
LE DUC DE BERRY - (Dérangé dans sa lecture) Quoi donc? Vous pardonner
quoi?
LOUIS XVIII - Rien... Nous disions que le mémoire est inachevé.
LE DUC DE BERRY - Ah ! Je n'en étais pas encore arrivé à
la fin.
LOUIS XVIII - J'en demandais la raison à monsieur Kuntz. Eh bien?
CARL KUNTZ - Pour tout dire, Majesté, je me suis senti comme empêché.
Dans un exercice de ce style, la fin est la partie la plus délicate car,
à un moment donné, il faut renouer avec la réalité,
se poser en douceur dans le monde visible... Et puis mes héros sont tellement
loin de leur point de départ! Au début de leur histoire, ils m'imposaient
leur autonomie. Maintenant tout est devenu plus flou, ils ne me semblent pas
soumis à la même nécessité. De plus, les événements
eux-mêmes les ont profondément marqués. J'ai connu Bonaparte
dans les années 90... Vingt-cinq ans après, qu'est-il devenu?
LOUIS XVIII - Vous devriez le savoir, puisque c'est vous et vous seul qui l'avez
fait vivre. Ne vous est-il pas en quelque sorte consubstantiel?
CARL KUNTZ - Alors c'est que je me suis peut-être moi-même épuisé.
Tous les événements terribles de la retraite de Russie et de la
campagne de France m'ont profondément affecté. Et puis les réactions
de ses adversaires, qui sont de plus en plus nombreux... Et puis, Majesté,
vous êtes arrivé sur la scène de l'Histoire... J'en suis
resté au moment où l'on vient de l'exiler à l'île
d'Elbe. Là, que voulez-vous qu'il fasse? Tout est possible, sa santé
n'est pas bonne, il a beaucoup d'ennemis: un assassinat, ou un accident... une
noyade peut-être? J'attendais votre avis pour terminer.
LOUIS XVIII - Vous êtes très aimable... La condition que je mettrais
à la publication de ce rapport - car vous le publierez, qui vous en empêcherait?
Vous le publierez à l'étranger s'il le faut, et les Français
le liront - ma condition, ce serait que l'histoire se termine vraiment très
mal et qu'une fin désastreuse et ridicule ôte définitivement
au lecteur l'envie de prendre des vessies pour des lanternes.
CARL KUNTZ - C'est un parti que je me résignerais volontiers à
embrasser... J'ai bien esquissé les grandes lignes de plusieurs schémas
directeurs pour en terminer: mais à bien y réfléchir votre
solution me paraît plus conforme à la nature des choses.
LOUIS XVIII - Que pensez-vous de tout cela, mon frère?
LE DUC DE BERRY - Tout en lisant, je vous écoute avec beaucoup d'intérêt
et j'admire votre prudence. (Il va progressivement abandonner sa lecture...)
LOUIS XVIII - Il faut trouver quelque chose de décisif. Un assassinat:
je n'aime pas ça, on nous l'imputerait. Un accident: banal. La maladie:
ça risque de durer longtemps. Non, pour un soldat, la catastrophe doit
être militaire. Vous ne trouvez pas? Avec la retraite de Russie vous avez
perdu une belle occasion d'en finir! Mais voilà ce que je vous suggère:
à l'île d'Elbe, il ne peut pas rester en place... Votre île
d'Elbe, ce n'est pas sérieux comme solution, ça ne tient pas la
route! Donc il s'ennuie, il s'évade, il revient. ..
CARL KUNTZ - Il revient! Mais où donc?
LOUIS XVIII - Mais en France, ici, à Paris. Est-ce que vous avez peur
des coups de théâtre? Il va reprendre le pouvoir...
CARL KUNTZ - Majesté!
LOUIS XVIII - Mais cette fois c'est pour le perdre plus complètement
qu'il ne l'a jamais eu. Un dernier épisode, définitif... Il ne
faut pas que les Français puissent avoir des regrets.
CARL KUNTZ - Mais, Majesté, et vous?
LOUIS XVIII - Pour me débarrasser de lui, je suis prêt à
tout. Nous sommes en 1815, n'est-ce pas? Si vous le voulez, je m'éclipse
de nouveau, je n'en suis pas à ça près. Le temps de lui
mijoter un désastre incontestable, trois ou quatre mois, pas plus! Une
dernière bataille qui effacera toutes les autres. Après une ultime
campagne qui rayera de la carte le souvenir de toutes celles qui l'ont précédée.
Qu'en pensez-vous?
CARL KUNTZ - Je n'imaginais pas que Votre Majesté prendrait une part
aussi active à mes travaux. Je n'aurais personnellement pas osé...
Cette péripétie admirable!
LOUIS XVIII - Il faut bien terminer ce que vous avez si imprudemment commencé.
Cette fois-ci la guerre, donc, se solderait par une défaite aussi totale
que symbolique... Tiens donc: m'étant personnellement retiré en
Belgique sous la protection des Anglais, - pourquoi pas? - je verrais bien mettre
un point final à l'aventure dans la campagne belge, où personne
n'a encore jamais vu votre Alexandre... Tenez, regardez (Il s'approche d'une
carte murale)... Un de ces petits villages sur la route qui va de Lille à
Bruxelles. N'oubliez pas que vous m'avez naguère fait comte de Lille!
CARL KUNTZ - C'est vrai, Majesté, que je me suis permis de vous donner
ce titre, peu glorieux mais disponible, en attendant que...
LOUIS XVIII - (De plus en plus excité) Donc, entre Lille et Bruxelles...
Waterloo, par exemple. Vous ne connaissez pas? Non, bien sûr, pas encore.
Une large plaine avec une ondulation et un petit bois. Ça et là,
quelques fermes... Naturellement il est tué pendant la bataille. Un boulet
malencontreux. Et on n'en parle plus.
CARL KUNTZ - Vous voyez, Majesté, qu'il y a une grande joie à...
construire ces fictions. Mais ici j'ai une objection. A Trafalgar, avec Nelson,
j'ai déjà fait le coup du boulet. Une très belle page!
On ne peut pas se répéter... C'est une loi du genre. D'ailleurs
la nature non plus ne se répète jamais.
LOUIS XVIII - Alors trouvez autre chose... Et faites effectivement jouer un
rôle important aux Anglais. Nous leur devons bien ça.
CARL KUNTZ - Je suis d'accord pour les Anglais, mais pas pour la mort brutale.
LOUIS XVIII - Pourquoi?
CARL KUNTZ - Parce que ce serait aller à l'inverse de l'effet recherché.
Le héros vaincu et tué dans la bataille - grâce à
la trahison, naturellement - c'est une consécration que vous ne supporteriez
pas. Non, je vous propose quelque chose de plus efficace: une mort lente dans
un exil aussi lointain que vous le voudrez... Il... pourrait se mettre à
boire et... .une cirrhose le détruirait lentement. Oui, c'est ça
: comme l'aigle qui ronge le foie de Prométhée.
LOUIS XVIII - Franchement, on dirait que vous voulez le faire durer à
tout prix... Et puis les Français adorent les cirrhoses. Il serait encore
vivant aujourd'hui?
CARL KUNTZ - Pourquoi pas? Personne n'irait voir. Je vous l'ai dit: cela se
passerait à l'autre bout du monde. Faites confiance aux Anglais: les
expéditions lointaines ne leur font pas peur... puisque vous avez eu
l'excellente idée de vous adresser à eux. L'espace est le meilleur
substitut du temps... Et puis cela rendrait les transitions plus aisées.
LOUIS XVIII - Ah ça! Avec vos transitions! Mais meilleures seront les
transitions, plus nous courons le risque de voir votre fiction prise pour de
la réalité. Non, non: mort brutale.
CARL KUNTZ - Mais alors, que ferons-nous du corps? Les funérailles nationales
vous pendent au nez. Vous ne voudriez tout de même pas non plus d'un mausolée...
Encore moins le Panthéon! La fosse commune: on vous en voudrait. L'exil
à l'autre bout du monde simplifierait beaucoup les choses.
LE DUC DE BERRY - Il a raison. Il faut penser à la dépouille mortelle.
C'est encombrant, un cadavre. Ceci étant, je ne comprends pas votre acharnement
contre ce Napoléon.
LOUIS XVIII - Vous ne sentez donc pas le danger?
LE DUC DE BERRY - Pas le moins du monde.
LOUIS XVIII - Il me semble que moi-même, je me débats contre une
sorte de fascination... à laquelle vous-même... Vous ne voyez pas
que votre souvenir de notre existence historique est sérieusement menacé.
LE DUC DE BERRY - Mon souvenir, mon souvenir...! Je me suis tellement ennuyé
pendant mes vingt-cinq ans de règne: pour une fois qu'il y aurait du
nouveau! Puis-je vous proposer à tous les deux de réfléchir
à cette étrange et passionnante affaire et de nous retrouver sous
quinzaine pour décision... D'ici là j'aurais lu (Ilfeuillette
à nouveau) le document tout entier... Je sens que je vais apprendre beaucoup
de choses... Tout ce que j'aurais voulu savoir sur la France... (Il referme
le livre) Dites-moi, ce Napoléon, vous êtes-vous inspiré
de quelque modèle?
CARL KUNTZ - Non, Monseigneur. Il est né de l'air du temps, chaque jour
après l'autre... construit par lui-même autant que par ses adversaires
et par ses partisans.
LE DUC DE BERRY - Avez-vous de l'admiration pour lui?
CARL KUNTZ - Certes... On se laisse prendre à son jeu J'en ai fait le
plus grand héros de tous les temps.
LE DUC DE BERRY - Mais comment pouvez-vous admettre que son histoire se termine
si mal?
CARL KUNTZ - Il était trop grand. La marche du monde est comme une immense
machine à niveler. L'humanité écrête tout ce qui
dépasse... De plus, il faut que l'Histoire reprenne son cours. Et puis
je me fais vieux.
LE DUC DE BERRY - Monsieur, en fin de compte, êtes-vous un savant à
la recherche des faits, même virtuels, ou un poète tragique en
quête de grandeur et de beauté?
CARL KUNTZ - Monseigneur, comme vous m'avez bien débusqué!
LE DUC DE BERRY - Mort subite ou pas, je vous propose un autre moyen de clarifier
la situation: l'ouvrage me serait dédié. Et même - j'ai
tout le temps maintenant - je vous rédigerais une préface. Comme
ça, pas d'ambiguïté: Napoléon par la grâce de
Louis XVI!
LOUIS XVIII - Vous déraisonnez!
LE DUC DE BERRY - Oui. Pourquoi pas?
LOUIS XVIII - Si vous vous laissez prendre, comment voulez-vous que les Français
résistent?
CARL KUNTZ - (Baisant la main de Berry) Merci, Monseigneur. Cela me décharge
de tous les scrupules que j'ai eus à...
LE DUC DE BERRY - Chut, mon cher ami, relevez-vous. Vous ne le direz à
personne, mais je me sens pris d'admiration pour votre Napoléon. Je sais
qu'on me le reprochera... Mais il est peut-être celui dont j'ai toujours
rêvé, mon double sorti de l'ombre, mon frère contraire.
Quelle aventure! Elle me fascine. Quand j'aurai lu en détail votre projet,
vous viendrez me voir: je pourrai peut-être vous donner quelques idées.
C'est une période que j'ai bien connue et au lieu d'écrire mes
mémoires...
LOUIS XVIII- Travailler à l'histoire de Napoléon, je n'aurais
jamais pensé que vous puissiez à ce point perdre la tête!
LE DUC DE BERRY - N'avez pas vous-même contribué sous nos yeux
à la mise en place de l'épisode final? Perdre la tête...
Il y a pour cela beaucoup de façons moins agréables... Mais pardonnez-moi,
mon frère: comment se fait-il que vous nous ayez parlé de Waterloo
tout à l'heure? Comment connaissez-vous ce trou? Car c'est un trou, n'est-ce-pas
?
LOUIS XVIII- Oui. Quelques maisons perdues le long d'une route.
LE DUC DE BERRY - Vous n'avez jamais mis les pieds en Belgique, à mon
souvenir.
LOUIS XVIII- Mais renseignez-vous donc! (Il montre le manuscrit et commence
à délirer) Qu'est ce que c'est que cette histoire? Documentez-vous...
Je n'ai jamais mis les pieds en Belgique! Sachez que j'y suis passé une
première fois quand je me suis retiré de Paris en 1791. J'ai alors
séjourné à Bruxelles et je faisais de longues promenades
dans les environs... en attendant! Et puis j'y suis retourné une seconde
fois, justement lorsque l'usurpateur est rentré de l'Île d'Elbe,
avant de me réfugier à Gand. Notez ceci, monsieur Kuntz... Et
savez-vous où je me suis arrêté pour faire réparer
l'essieu de mon carrosse? A Waterloo, précisément, aux environs
du mont Saint-Jean. Vous pensez si je connais: sept heures d'attente. J'ai fait
trois fois le tour du champ de bataille. Evidemment je ne pouvais pas savoir
à ce moment-là que Napoléon serait en quelque sorte...
immolé à mes pieds! Quand on y réfléchit, avec le
recul du temps, cela prend même une dimension extraordinaire: combien
y avait-il de chances pour que l'Empereur des Français soit écrasé
à l'endroit même où le Roi de France avait fait réparer
son carrosse! Monsieur Kuntz, comment pouvez-vous ne pas croire en la Providence?...
Mais vous voyez en tout cas que je connais bien la Belgique. Hélas!
CARL KUNTZ - J'en prends acte, Majesté.
LE DUC DE BERRY - Monsieur Kuntz, vous avez de bien redoutables pouvoirs! Mais
je suis de votre avis, mon frère: à voir comment vous venez vous-même
d'entrer dans la danse, il nous faut prendre vigoureusement cette affaire en
main... Elle risquerait de nous absorber... Je veux dire de nous échapper.
Définitivement! Donc, mon frère, à vous revoir sous quinzaine...
Monsieur Kuntz, je vous raccompagne: voulez-vous me faire l'honneur de partager
mon carrosse...
LOUIS XVIII – (toujours délirant) En attendant, redoublons de précautions.
Il ne faudrait pas qu'il s'échappe encore une fois...
LE DUC DE BERRY - Qui donc?
LOUIS XVIII - Mais enfin, Napoléon... l'Empereur !