telecharger au format word


http://comedies.aigues.free.fr

Le Minotaure

Michel fustier

Une comédienne arrive à l'âge critique où elle doit faire un choix entre une carrière dont les succès ne sont pas indiscutables et une vie privée dont elle se demande ce qu'elle lui apportera pour remplir la longue suite de jours qu'il lui reste à vivre. Elle vient de donner une représentation qui sera peut-être la dernière... Renouant avec une de ses habitudes de jeune actrice, elle vient s'entretenir, après la séance, avec son public.
La comédienne qui joue la comédienne s'avance en souriant. Elle mettra tout son talent à obtenir des spectateurs qu'ils entrent dans le jeu et applaudissent effectivement un spectacle qu'ils n'ont pourtant pas vu. Il y aura si possible plusieurs rappels. Elle parle aux spectateurs comme s'ils étaient, non ceux qui se trouvent dans la salle, mais ceux devant lesquels elle prétend venirt de jouer. Et ce sont ces derniers que concerne évidemment tout ce qui, dans le texte, est dit des spectateurs.
La pièce est faite de deux parties dont les passages sont intercalés. La première, en italique, décrit les relations de la comédienne avec les spectateurs à la fin de la comédie qu'elle est censée avoir jouée. La seconde raconte le dilemme intérieur de la comédienne forcée de choisir entre le théâtre et sa vie privée. La première partie va diminuendo. La seconde crescendo, jusqu'à occuper toute la place.
Les citations poétiques sont des temps d'arrêt dans l'action et constituent à elles toutes une sorte de petit récital de fragments choisis: mais, la comédienne les raccrochant au passage dans sa mémoire, ils sont toujours en relation étroite avec le sujet qu'ils permettent d'aborder sous un angle... presque musical. Naturellement, le nom des auteurs des poèmes n'est pas à "dire".


I
Mesdames, messieurs, laissez-moi profiter de l'occasion...
Vous êtes si peu nombreux aujourd'hui...
Maintenant que c'est fini, j'ai envie de vous parler,
De venir bavarder avec vous... Comme ça, au débotté.
C'est l'avantage des petites salles et des petits auditoires:
On peut y avoir un contact plus direct avec son public......
D'ailleurs je reconnais quelques visages:
Bonjour, Monsieur Nabert... Bonjour, vous...
La famille Céline au grand complet... Et Brigitte!
Quand on joue, la salle n'est qu'une espèce de gouffre obscur,
Une sorte de caverne confuse ou s'agitent des ombres... heureuses.
Les projecteurs vous éblouissent, on ne discerne pas les visages.
Mais là, je vous vois et la salle devient tout à coup très intimidante.
Les projecteurs, au théâtre, ne servent pas tellement à éclairer la scène
Qu'à protéger l'intimité du comédien... Ça vous étonne:
Si vous saviez comme l'acteur est dépendant du spectateur!

Simplement bavarder avec vous: ça me fera plaisir...
Cinq et deux: sept, et cinq: douze, douze et huit: vingt,
Vingt et trois: vingt-trois... Vingt-trois personnes
Pour une salle de deux cents places... on peut discuter.

(Deux personnes se lèvent et s'apprêtent à partir)
Non, non, ne partez pas: j'en ai pour un instant... Vous deux!
Cette pièce que vous avez vue, est-ce que vous l'avez bien comprise,
Est-ce que vous en avez bien saisi toutes les implications,
Est-ce qu'aucune nuance de la mise en scène ne vous en a échappé?
Vous ne pouvez pas partir comme ça... Je vous expliquerai.
J'ai besoin de savoir quel effet ça vous a produit.
Et si quelque chose vous a étonné ou choqué,
Je voudrais pouvoir vous dire pourquoi je l'ai fait...
Je ne peux pas supporter l'idée que vous ne m'ayez pas aimée
Totalement... ce soir... dans cette pièce.
Je crois que j'ai été très bonne!
Le nombre des spectateurs n'y fait rien.
Je me suis abandonnée toute entière... Je vous en prie...
Ah! Vous êtes attendus... Vraiment? Alors...
Je ne vous en veux pas. (Ils sortent)

II
Pourtant, c'est maintenant que les choses se passent.
Quand on voit une pièce pour la première fois,
On la reçoit comme ça, de plein fouet...
Et si la pièce est bonne, si elle vous prend vraiment,
On n'a pas le temps de penser: tout se passe là, dans les tripes...
Mais quand le spectacle est fini, alors ça se met à monter ici,
Dans la tête: on commence à comprendre, on a envie de parler,
On voudrait savoir, on se pose des questions, on revient en arrière.
On se sent travaillé en profondeur... On assimile...
Un bon spectacle n'est jamais terminé...
C'est une cloche qui n'en finit pas de retentir...

(Bruit dans la coulisse)
Qu'est-ce que c'est? Ne nous dérangez pas.
Ah! c'est toi, Gaston, qu'est-ce qu'il y a?
Tu veux partir: mais le spectacle n'est pas fini...
Oui, je sais, syndicalement parlant... Juste cinq minutes...
Vraiment! Allez, fous le camp: tu ne t'intéresses pas à ton travail.
Mais, avant de t'en aller, fais-moi passer une chaise... Merci.
Je fermerai le compteur et je tirerai la porte sur moi. Allez, file.

Je ne sais vraiment pas comment les gens sont faits aujourd'hui.
Moi, je ne compte pas mes heures... J'ai joué ce soir:
Une heure et demie de présence continue sur la scène,
Sans que l'attention puisse se relâcher un seul instant...
Si quelqu'un pouvait avoir besoin d'aller se coucher...
Mais non: il faut que je me donne encore un peu.
Quand on aime vraiment son métier, on va jusqu'au bout.

Vous m'avez dit merci du cadeau que je vous ai fait:
Mais ça ne me suffit pas... Je me sens obligée
De vous l'emballer dans du papier de luxe
Et de vous y mettre une ficelle, avec une boucle,
Pour que vous puissiez l'emporter plus facilement.
J'ai tellement peur qu'en sortant, mon cadeau,
Vous ne le jetiez dans la poubelle qui traine sur le trottoir.
Il est précieux, mon cadeau, il ne faut pas le perdre.
C'est bien plus qu'un cadeau: c'est moi, Isabelle Abrial,
Qui me suis donnée à vous ce soir. Ne partez pas comme ça.
On a fait l'amour ensemble: caressez-moi encore un peu...

III
(Rupture de ton. Un temps. Elle oublie la comédie qu'elle vient de jouer. .. )
J'en pleurerais de joie... Oui, je vous parle de moi, maintenant.
Ça n'est pas donné à tout le monde: je recommence ma vie...
Vous voyez ces petites rides au coin de mes yeux?
Non, que je suis bête, vous ne pouvez pas les voir: vous êtes trop loin...
Eh bien, de toute façon, aujourd'hui: plus de rides.
Je n'ai plus quarante-cinq ans, j'en ai dix-huit.
On se laisse engluer...

J'ai dix-huit ans et je recommence tout...
"De mort il n'y aura plus,
Ni de pleur, ni de cri, ni de peine;
L'ancien monde s'en est allé...
Voici qu'aujourd'hui, je fais toutes choses nouvelles!" (Apocalypse)
Dix-huit ans, ça vaut bien l'éternité... Je recommence tout!

J'ai été trainer dans mon ancien quartier...
Elle est libre de nouveau, ma petite chambre de bonne, sous les combles.
Il faut croire qu'elle n'a pas tenté grand monde : elle est tellement moche!
Il y a même encore mes anciens meubles... mais peut-on parler de meubles?
J'aurai bien vite fait de me réinstaller...

Je vous assure que ça me fait tout drôle... de la revoir!
Cinq étages à monter: je crois que je les monte encore mieux qu'autrefois.
C'est peut-être cela qu'on appelle la force de l'âge!
Depuis combien de temps est-ce que je l'ai quittée?
Voyons, Quand j'ai rencontré Pierre, j'avais dans les trente ans...
Quarante-cinq moins trente, cela fait quinze. La concierge est toujours là:
Quinze ans! Mais elle, elle a pris un joli petit coup de vieux!

((Mais ce qu'il y a de meilleur dans toute l'histoire,
C'est que j'ai retrouvé mon vieil ami Chabot, le traiteur.
Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre: depuis le temps... !
Il aura toujours une petite place pour moi dans son atelier:
On ne sait jamais, en cas de besoin... Ses ouvrières lui claquent
Dans les doigts: il est toujours ravi d'avoir un coup de main
Impromptu. Il m'aime bien! Comme ça, au noir...
Ah! Le sentiment d'être libre... Enfin libre. ))

Et puis, ce vieux quartier populaire avec ses senteurs et ses misères...
Je me sens presque riche... De toute façon, je n'ai pas besoin de grand-chose.
Dix-huit ans d'âge et quarante-cinq ans d'expérience: mais oui, je suis riche!
Vous ne me croyez pas: je suis riche... (sa voix se casse un peu)
Et vous voyez, comme autrefois, il a fallu que je revienne
Après le spectacle parler aux spectateurs...
Il y a longtemps que ça ne m'était pas arrivé!
La richesse et la liberté: j'ai une de ces chances!

IV
(retour au ton initial)
Oui, j'en reviens à cette pièce...
Qu'est ce que j'étais pour vous avant que vous ne débarquiez ici?
Un nom... ? Peut-être même pas un nom: je ne suis pas Gérard Philippe.
(Elle mime un spectateur à la recherche d'une distraction)
... Vous vous ennuyez, vous dites: 'J'en ai plein le dos de mon boulot,
Si on sortait ce soir... Alice, fais-moi passer le journal...
Il y a longtemps qu'on n'a pas été au théâtre:
Pourquoi est-ce qu'on n'irait pas voir cette Isabelle... Comment déjà?
Ah! Isabelle... ça n'a pas d'importance, ça me reviendra.
On m'a dit que c'était bon." - "Qui est-ce qui t'a dit ça?"
- "Sais plus bien... CassaI, je crois. "- "Qu'est ce qu'elle joue"
(Le spectateur a enfin trouvé ce qu'il cherchait)
- "Ah! Oui, Isabelle Abrial... Un truc moderne, un jeune auteur. .. "
- "Ça risque d'être accablant. "- "Faut se tenir au courant...
De toute façon on fera une petite bouffe au restaurant, après.
Qu'est ce qu'on risque?"

Eh! oui, c'est bien ça! Qu'est-ce qu'on risque?

On ne risque rien! On ne risque rien à aller au théâtre.
On ne risque pas de se perdre, dans un théâtre...
Et si l'on s'emmerde trop, on peut même partir avant la fin.
Dans toutes les annales de l'humanité, on n'a pas le souvenir
Qu'un spectateur soit entré dans un théâtre sans en être ressorti...
C'est moi, Prince, c'est moi dont l'utile secours
Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue. (Racine)

Ou perdue! Vous, vous en tirerez toujours. Mais moi je m'y suis perdue.
J'y suis entrée un jour et je n'en suis jamais ressortie.
Et chaque soir je suis dévorée par le Minotaure,
Le spectateur a la tête épaisse... Et que reste-t-i/ de moi
Après le repas du monstre? Ce petit tas d'os et de vêtements...
Voilà ce que c'est qu'Isabelle Abrial...

V
(prise de distance)
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.
Pouvoir seulement faire sonner de temps en temps sur une scène
Quelques-uns de ces vers fabuleux... ! (un temps)... Le Minotaure?
Mais plutôt mangée de l'intérieur par mon dévorateur personnel. ..
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N'est point pour vous qui dormez sous la table.
Il vit de vie et ne me quitte pas.

Ce qu'il y a de drôle dans ce vers, c'est justement "le ver"...
Quand un comédien en chaleur vous récite un poème et vous parle de ver
On s'attend plutôt à entendre une cavalcade d'alexandrins!
Eh bien, non: dans ce poème là, qui est d'ailleurs décasyllabique,
Le ver y est un ver de terre, tout simplement; et le ver irréfutable,
N'est pas celui d'une poésie qui toucherait en quelque sorte à l'absolu:
C'est le rongeur de cadavre... Celui qui a toujours raison.
Pères profonds, têtes inhabitées
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Etes la terre et confondez nos pas,
Je vous rappelle qu'on est dans un cimetière...
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N'est point pour vous qui dormez...
Dans vos fauteuils ou sur vos strapontins,
Revêtus du linceul immaculé de l'incapacité...
Il vit de vie et ne me quitte pas... (Valéry)
Et si vous faites silence, vous l'entendrez qui me grignote.
Comme un ciron dans une poutre: crac, crac, crac!

VI
(retour au public)
Qu'est ce que je disais?... Oui,
Cette pièce, est-ce que vous l'avez bien comprise?
Voyons: posez-moi des questions...
Par exemple, lorsque Nathalie sort, elle a un petit moment d'hésitation.
Je ne sais pas si vous l'avez remarqué... Si!... Ah, je suis contente.
Je me demandais si j'avais bien fait passer mes intentions:

Je suis au milieu de la scène, je fais face à Georges...
C'est très difficile de maitriser l'intensité de cette situation!
Je vous assure qu'il y faut beaucoup de métier.
J'ai vu de jeunes comédiennes littéralement décomposées
Par la difficulté d'exprimer des sentiments qui les dépassaient...
C'est pour cela qu'à ce moment je m'appuie sur le dossier de la chaise...
Un truc de vieux routier: s'appuyer pour s'affirmer.
Et alors j'entends la salle qui se tait... Vraiment, j'entends le silence!
Car même si on ne voit pas le public, on l'entend d'une façon étonnante.
Et on joue avec lui... Lui, il est bon ou il est mauvais, ça dépend.
Ça dépend de l'acteur, bien sûr. .. Mais pas seulement.
Donc, j'entends la salle qui se tait.
Et lorsque le silence est parfaitement établi...
Là encore il n'y a qu'un professionnel averti
Qui puisse jouer sur ces perceptions...
Alors, sans un mot, je me retourne,
Je marche dans la direction de la porte,
J'hésite - très difficile de maintenir l'attention pendant ce temps ¬-
Je reviens sur Georges, je m'arrête, les larmes me jaillissent des yeux,
Je porte les mains à mon visage, et je m'enfuis en pleurant.

Voilà! Eh bien, j'espère que vous avez saisi
Tout ce qu'il y d'insupportable là-dessous:
Cette toute jeune fille qui voit sa vie s'effondrer...
Et est-ce que vous vous êtes aperçu à ce moment-là
Qu1sabelle Abrial n'était plus une "toute jeune fille"?
Non, n'est-ce pas. Ce qui importe, c'est le savoir-faire:
"J'étais" véritablement une toute jeune fille!
Une question de démarche, d'allure, de port de tête...
L'auteur est venu l'autre jour assister à la répétition générale:
Il a dit que ça avait une gueule extraordinaire...

Vous voyez: non seulement je joue la comédie,
Mais j'explique comment je la joue.
((Quand vous allez visiter un monument, par exemple un palais ancien,
Eh bien, le palais est là, immobile et silencieux.
Vous entrez, vous vous promenez- vous contemplez:
Le palais ne vous dit rien de ce qu'il est. Il est, tout simplement.
Au théâtre, le plus souvent c'est la même chose.
Vous entrez, vous voyez la pièce...
Tant pis si vous n'y comprenez rien!
Vous avez vu la pièce.
Moi, non seulement je joue, mais j'explique. ))
Je suis un palais qui se raconte tout seul
Qui se fait de lui-même son guide mystérieux.

VII
(nouvelle rupture... ) Pierre, Pierre, Pierre,
Tu es un salaud: j'ai compris: tu me veux toute nue.
Ce soir, c'est ton ultimatum: toute nue pour toi tout seul. .. !

Ecoutez la confession d'une fiancée infernale...
Je te déteste parce que tu es trop beau, trop fort.
Je te déteste parce que tu réussis tout ce que tu fais...
Nue pour toi tout seul, sans quoi tu t'en vas.
Ecoutez la confession d'une fiancée infernale:
Son amant ne veut pas venir habiter avec elle,
Son dieu ne veut pas descendre dans son enfer...
Hippolyte ne veut pas venir la chercher dans le labyrinthe
Où l'attend sa bien-aimée, dressée devant le Minotaure.
Hippolyte ne veut pas être dévoré en compagnie de celle qu'il aime...

Est-ce que vous connaissez l'histoire de ces femmes,
Indiennes ou africaines, je ne sais plus... une tribu ancienne...
Le chic suprême, pour ces femmes-là, c'est de porter haut la tête
Et d'avoir un cou très long... Pourquoi? Je ne sais pas... la mode!
Ou tout simplement la tête noble loin du corps vulgaire...
Toujours est-il que pour leur allonger le cou,
On leur met, quand elles sont encore petites, des colliers...
Pas des colliers comme des colliers de perles,
Mais des colliers comme des colliers de chien,
Ou des colliers de galériens, serrés autour du cou...
Et chaque année on rajoute un collier: un anneau, je devrais dire.
Et les anneaux, s'empilant les uns sur les autres,
Font comme une sorte de minerve ondulante qui tire la tête vers le ciel...
Si, si, je vous assure: on bandait bien les pieds des petites chinoises!
Et à la fin, la demoiselle devient une espèce de femme-girafe
Qui regarde de haut un fiancé plein d'admiration.

Vient une bonne âme, un missionnaire, un colon au grand cœur,
Qui veut jouer les héros libérateurs... au nom des droits de l'homme...
Ou des droits de Dieu... ce que vous voudrez!
Il cisaille les colliers, les uns après les autres.
Que pensez-vous qu'il arrive?
Privée de son soutien, la tête s'incline et le cou se brise...
Les droits de l'homme... Ce que l'homme fait à la femme!

VIII
Moi, je suis comme ça: chaque année de théâtre, un collier de plus.
Vous voyez ma tête là-haut... D'ailleurs n'exagérons rien,
Je suis bien assez grande pour me les poser toute seule:.
Lui, ce serait plutôt la bonne âme, le médecin, le missionnaire:
"Et maintenant, moi venir, moi sauver toi, moi couper colliers".
Les blancs débarquent! le canon, il faut
Se soumettre au baptême, travailler... (Rimbaud)
Tu veux que je m'effondre, que je me brise entre tes bras?
Ou est-ce que tu prétends que, de tes deux mains enlacées,
Tu me soutiendras jusqu'à ce que je me sois reconstruite...
Je peux en crever, tu sais. Ce serait tellement plus simple que tu t'habitues
A rester seul le soir... On fait très bien l'amour le matin...
Oui, je sais bien, ce n'est pas seulement ça.
Et puis toi, tu pars de bonne heure et moi je dors encore!

Tu me fais penser à ces ingénieurs fatigués
Qui n'aspirent qu'à prendre leur retraite:
Ils vont pouvoir enfin profiter de leur vie...
Tu te rappelles Chassagne: quelle naïveté!
Mais quand ils l'ont, leur retraite... Ça y est: la liberté!
Leur vie leur devient tout à coup insupportable.

Est-ce que tu veux que je te devienne insupportable?

Vous ne savez plus où vous en êtes... Si c'est une pièce que je joue
Ou si c'est ma vie que je raconte. Si je le savais moi-même...
Isabelle Abrial dans son plus terrible rôle!
Nous vivons tous un moment où nous marchons
En tâtonnant sur un chemin de crête... De quel côté tomberons-nous?

IX
(retour au ton initial et à la comédie qui a été jouée)
Donc, l'auteur m'a dit: "Ça a une gueule extraordinaire. "
En voilà un qui l'a échappé belle. L'auteur! Je lui ai sauvé son texte...
D'ailleurs il en était tout à fait conscient.
"Faites ce que vous pouvez. " Voilà ce qu'il m'a dit.
Et je suis contente de lui avoir donné une chance.
Si vous saviez comme je suis assaillie par les auteurs!
Jouez-moi, jouez-moi: ils sont tous là à mendier.
On ne sait pas comment s'en débarrasser.
Nous sommes des gens rares: il faut nous mériter.
Et puis, vous savez, entre nous, les auteurs... Un auteur,
C'est une utilité. Comme le machiniste ou le régisseur.
On peut faire une bonne pièce avec n'importe quel texte.

Le pivot, le ciment, l'alpha et l'oméga, le moyen et le but,
Le devant et le derrière du théâtre, sa matière et sa forme,
C'est l'acteur!... Alors, bien sûr, ceci dit,
Il Y a de bons auteurs et de mauvais auteurs...
Je devrais dire de bonnes pièces et de mauvaises pièces.
Mais de l'une à l'autre les différences ne sont pas si grandes:
Dans tous les cas c'est l'acteur qui leur fait passer la rampe.
Ça ne veut pas dire que je me plains de mon auteur:
Pas embêtant, poli, discret, très discret même...
Il est venu, comme ça, une fois, amicalement.
Il y en a qui sont tout le temps sur votre dos
A vous expliquer les nuances de leur pensée...
Ils n'ont aucun sens du théâtre et ils critiquent ce que vous faites!
Encore mieux, chaque nuit, après la répétition, ils refont leur pièce.
Comment s'y reconnaitre? Et ils s'imaginent avoir du génie...
Non, le nôtre, il ne s'imagine pas avoir du génie:
Et d'ailleurs il n'en a pas. Evidemment... Ça se saurait!
Mais au moins, il nous laisse travailler en paix
Et tailler dans son texte à notre guise.
Du génie! Ça n'est pas du tout cela qu'on lui demande.
Une bonne pièce, bien écrite, à peu près construite,
Voilà ce qu'il nous faut. Le reste, c'est à nous de voir.
Le génie, c'est notre boulot quotidien. D'ailleurs, vous savez,
Les grandes pièces sont toujours écrites par des acteurs...

Si j'avais le temps!

x
(nouvelle rupture)
Ou alors, est-ce que tu me trouverais mauvaise? Définitivement.
C'est Jorge qui t'as mis ces idées dans la tête...? Mais dis donc:
Est ce que ça te regarde en quoi que ce soit?
Est-ce que je n'ai pas le droit d'être mauvaise et d'aimer ça!
Jorge, tu ne vois pas qu'il est jaloux: de toi, de moi, de nous!

Tu sais qu'il ya des blessures qu'on reçoit un jour
Presque sans s'en apercevoir, dans le feu de l'action.
Et puis tout à coup, des mois, des années après, on est mort.
On était mort depuis longtemps: mais on ne le savait pas.
Tout le monde le savait: mais soi-même, on ne le savait pas.

De toute façon, nous avons assez d'amis, à nous deux,
Pour que je me fasse à tous les coups de bonnes petites salles...
Avoir du talent, ça n'empêche pas d'avoir des amis, que je sache...
Pas des amis comme Jorge, évidemment... Celui-là!
Et tous ces récitals de poésie que j'ai donnés:
Ça fait tout de même moins de frais, la poésie!

Mauvaise, moi! Je reçois bien trop de compliments pour ça.
Ma diction, mon maintien, mes regards, mes silences...
Mes silences surtout...
Patience, patience,
Patience dans l'azur!
Chaque atome de silence
Est la chance d'un fruit mûr!
Viendra l'heureuse surprise:
Une colombe, la brise,
L'ébranlement le plus doux,
Une femme qui s'appuie,
Feront tomber cette pluie
Où l'on se jette à genoux!... (Valéry)

J'ai toujours eu envie qu'il y ait des prie-Dieu dans les théâtres,
Pour que les spectateurs puissent y adorer les grands moments...

Et puis enfin, ce théâtre, c'est toi qui me l'as offert!
Et tu n'aimes pas investir à tort et à travers... Hein, l'industriel!
Un investissement de standing, je veux bien: mais tout de même!
Et puis tu m'as épousée. Alors, mauvaise ou pas...

Mais je ne devrais pas même le dire, pas même y penser!
Je ne devrais pas même l'avoir entendu... Je ne l'ai pas entendu!
C'est une manœuvre sournoise pour me faire quitter la scène.
C'est tellement évident... Mais oui, tu veux m'intoxiquer.
Chante toujours, mon bonhomme, si tu crois que ça m'impressionne!
Il faut me faire tremper longtemps avant que je prenne l'eau.
Non, je ne te laisserai pas me casser mes jouets.

XI
Et quand Escoffier est descendu de Paris pour venir me voir:
Cet article qu'il a fait dans Libération! Je serais mauvaise?
C'est tellement facile de fiche en l'air une bonne femme!
Et quand je suis partie en tournée dans les châteaux de la Loire,
Tu ne diras pas que nos amis m'auraient suivie si...
Et quand Bossaillon m'a embauchée pour jouer l'Avare...
Je sais bien que tu lui avais versé une subvention:
Mais quand même! Tu n'as jamais posé de conditions, que je sache.

Ou alors, si tu veux que je parte avec toi,
Tu me signes une reconnaissance officielle: JE SUIS BONNE.
"Nous, sain de corps et d'esprit, certifions"... Un certificat d'excellence
En lettres de feu, avec des enluminures et des petits diables qui jouent
Dans les jambages des majuscules... Que je puisse l'encadrer,
L'afficher, le montrer aux amis... Mais surtout que je puisse chaque matin
Le relire: tu sais comme la nuit le doute vous envahit...
Un certificat de certitude!

Couvert de signatures, signatures illustres:
Celle de Grossetête, celle de Lasfargues, celle de Jantet,
Celle du grand Louis... Ça te coûtera ce que ça te coûtera!
Celle de Jorge surtout, le salaud... Oui, de Jorge:
Je lui ferai bouffer son chapeau!
On ne prend pas les mouches avec du vinaigre!
Si seulement tu avais le plus petit atome de psychologie...

Et tu me fais faire un livre d'or:
"Electre, telle qu'en elle-même enfin... "
"Ah, si nous avions pu suspendre le cours du temps!" "
Pardonnez-moi, Madame, ce soir, je n'ai cessé de vous désirer... "
Agréable, non? "Chacun de vos mots est comme une perle
Tombant sur un bronze sonore... " - "Pour la première fois
Depuis trente ans, j'ai pleuré... "

Là, peut-être qu'avec tout ça, je craquerais, je partirais...
Je partirai! Steamer balançant ta mature,
Lève l'ancre pour une exotique nature... (Mallarmé)
Au lieu de me dire que je suis mauvaise. Mauvais toi-même!
Ou alors, mieux encore: une colonne d'airain, à l'antique.
Ou si c'est trop cher, un mémorial en marbre blanc.

Ce que je suis, ça n'a aucune importance. Ce qui compte
C'est la façon dont les autres me voient. Qu'ils témoignent!...
La façon dont les autres me disent qu'ils me voient...
Peut-être alors que, revêtue de leurs applaudissements
Comme d'une tunique triomphale, je pourrai sans déchoir...
Mais qu'est-ce que j'ai fait pour avoir, comme ça,
Besoin d'être admirée? Alors qu'il y a tant de gens
Qui se contentent d'un peu de tendresse...

XII
Et si je l'aimais, moi, le Minotaure?...
Je ne sais pas si je l'aime vraiment,
Mais ce que je sais, c'est qu'il me fait jouir.

Il n'y a rien de plus difficile que d'assumer un rôle...
Revêtir un personnage... Revêtir non seulement son costume,
Mais rentrer dans son corps, dans son âme, être lui!
Avoir son mal à la tête, ses crampes d'estomac, cracher ses poumons...
Vous passez des semaines et des semaines à répéter mécaniquement
Les gestes qu'il devrait faire, à chercher les attitudes qu'il devrait prendre,
A essayer de trouver les expressions qu'il devrait avoir...
Pour qu'il rie, vous vous pincez les joues vers le haut,
Pour qu'il marche, vous vous tirez alternativement sur les cuisses:
Vous vous sentez comme un pantin entre vos propres mains,
Un pantin de bois, gauche et maladroit, un Pinocchio...

Et puis tout à coup, à force d'en faire les gestes,
Vous êtes devenu LUI!... Ça part de l'intérieur, de là...
A force de vous agenouiller, tout à coup vous croyez!
A force de faire des signes de croix, vous avez vu Dieu...
Vous, vous n'existez plus, vous avez disparu,
Vous êtes devenu une sorte de pure transparence,
Votre âme personnelle est anéantie, dispersée...
Vous n'opposez plus aucune résistance au passage de la Grâce!

Et ça, le spectateur le sent... Il s'arrête de respirer.
Il oublie le temps: vous êtes là, devant lui, dans un état
De totale maîtrise... Vous faites deux pas: il vous suit du regard.
Vous faites une pause: il retient son souffle. Il est comme une mer
Qui se tait pour laisser passer le haut navire, toutes voiles déployées.
Vous le tenez, cette fois, il est comme hypnotisé.
Sur un signe il rit, sur un signe il pleure ou soupire.
Vous le faites applaudir, vous rétablissez le silence...

Ça dure quelques minutes... une dizaine tout au plus.
C'est la jouissance suprême du comédien, son absolue récompense:
Cet état de domination, de possession indiscutée...
Est-ce que ça n'est pas un orgasme, ça? Et lui aussi, il jouit,
Le spectateur, je veux dire le Minotaure: mais pas tant que vous!

Alors, bonne ou mauvaise, quand on aime ça, on paye pour...
Si donc, sur la place publique,
Nul désormais ne me trouve plus,
Vous saurez que je me suis perdue.
Etant toute à l'amour, à l'amour,
J'ai résolu de perdre et j'ai gagné! (Saint Jean de la croix)

XIII
(Retour aux spectateurs)
Donc, vous vouliez me poser une question... C'est une très bonne question,
Mais avant d'y répondre, permettez-moi... Encore un détail:
Quand je me suis écroulée, évanouie... Hein, là je vous ai eus.
Mon partenaire me dit que chaque fois, même lui, ça l'impressionne.
Je ne sais pas si vous l'avez remarqué:
Je m'arrête même de respirer
Et je deviens complètement inerte.
Si vous souleviez mon bras il retomberait sur place: floc!
Moi-même, je me demande si je vais m'en sortir.
C'est à des détails comme ça qu'on juge le comédien...

Non, je n'ai pas oublié votre question. Attendez!
Tenez un autre détail, Avez-vous remarqué qu'au milieu de la pièce
L'auteur a collé un long monologue. Toujours embêtant, les monologues.
Les auteurs croient utile d'exprimer leurs idées!
Ils ne savent pas qu'au théâtre c'est l'action qui compte.
Un monologue, c'est comme un gros pavé au milieu du chemin!
Eh bien, l'acteur débutant est tenté d'accélérer:
Il a l'impression que ça embête le public, qu'il faut passer vite.
Et en réalité, si on accélère, ça se met effectivement
A embêter le public. C'est le contraire qu'il faut faire.

Moi, mon pavé, je me le prends et je me le déguste,
Comme on dirait dans le midi. Je l'étale, je le débite, je le détaille,
Je le respire, je le gonfle, je l'étire, je le farcis, je le bourre
De sens: je le transforme en dialogue avec le spectateur,
En lui donnant bien le temps de comprendre,
En écoutant à chaque phrase les réponses qu'il me fait...
Et ça passe! Ça dure deux fois plus longtemps, mais ça passe...
Et l'auteur est content. Est-ce que vous l'avez remarqué, mon pavé?
Je vous l'ai fait avaler aussi facilement qu'un yaourt bulgare.
Encore une fois, c'est le métier!

Je ne sais pas si vous vous rendez compte.
Non, bien sûr. .. (On entend une sonnerie de téléphone)
Je vous demande pardon: il faut que j'aille répondre.

XIV
(Abandonnant de nouveau la comédie et ses spectateurs)
Ah, c'est toi... Non, non, tu ne me déranges pas... enfin...
Mais, maman, c'est clair: demain, à deux heures, il prend l'avion.
Il est nommé au Brésil: il y part pour cinq ans.
Moi, j'ai le choix: ou je pars ou je ne pars pas.
Si je ne pars pas...
Mais enfin, maman, les nouveaux locataires arrivent demain:
Ils ont déjà entreposé leurs meubles dans les garages...
Mais oui: si je ne pars pas, c'est fini...
Mais non, il n'y a pas une autre femme...
Mais non, maman: il voudrait que je parte avec lui.
Mais si je pars, c'est fini aussi:
Je veux dire le théâtre, pour moi c'est fini...
Mais non, ce n'est pas à cause de ça.

Il a pris une feuille de papier, il a fait deux colonnes,
Il a fait l'addition des avantages et des inconvénients:
Tu le connais! Et il a dit: très bien, séparons-nous.
Que veux-tu que je t'explique de plus?...
Oui, il me laisse le théâtre, il m'en fait cadeau:
"C'est pour mieux te manger, mon enfant!"
Tu sais, il est quand même temps que je me prenne en charge...
Mais si, mais si: je l'envisage très sérieusement...
Mais oui, Maman, je sais bien que pour toi c'était plus agréable:
Bien sûr, les vacances à Saint Raphaël, les petits cadeaux...
Et puis vous vous entendiez parfaitement tous les deux...
Et Catherine? Mais Catherine est tout à fait de taille
A se débrouiller toute seule, maintenant.
Je ne me fais pas de souci pour elle.
Ce n'est pas elle qui me reprocherait...

Mais pas du tout: pour que je me sente vraiment libre de choisir,
Il me laisse un petit pécule: de quoi tenir un an.
J'avais des scrupules... J'ai fini par accepter.
J'ai eu tort d'ailleurs: il aurait mieux valu
Que je puisse le détester carrément...

Mais ce que je vais faire, je n'en sais encore rien!
J'aimerais tellement mieux qu'on prenne les décisions pour moi...
Ah non, je n'ai pas dit ça: surtout pas toi!

Ecoute, Maman, je suis occupée, il faut que je...
Oui, c'est entendu... Prends un cachet, je te rappellerai demain.
Je te dirai ce que j'ai fait: puisque ce sera fait!
Dors bien... S'il le faut, prends-en deux!

XV
(le ton initial: parlant aux spectateurs)
Je vous demande pardon... Eh oui, on a beau être comédienne,
On n'en est pas moins femme... Comment faudrait-l faire
Pour ne pas être empêtrée chaque jour dans le quotidien?
Pour que la famille et les amis ne viennent pas faire irruption
Au milieu d'une représentation: alors qu'on se voudrait toute entière
A ses seuls spectateurs...

Oui: je vous parlais du métier...
Ce qu'il y a de décourageant pour les acteurs,
C'est que le public soit si mal formé...
Je ne parle pas des petits auditoires comme celui de ce soir:
Les spectacles difficiles regroupent l'élite d'une ville!
Je parle des grands auditoires, lorsque, on ne sait trop
Ni pourquoi, ni comment, il y a tout à coup à la porte
Plusieurs centaines de personnes qui se bousculent...
Ah! nous ne sommes pas gâtés. Ce n'est pourtant pas nous, les comédiens,
Qui pouvons entreprendre l'éducation artistique de la nation:
Il y a des professeurs pour cela!... Mais les professeurs!
Ils ne savent pas qu'après Molière il y a encore quelque chose.
Et même Molière, ils voudraient que nous le jouions... à l'antique.
Non, la culture n'est pas figée: c'est nous qui la faisons vivre...
La voilà bien d'ailleurs, la réponse à votre question:
Le théâtre est la cellule de base de la culture:
Perfection du geste, maitrise du langage,
Précision de l'intonation, intuition, perspicacité,
Audace et mesure, totale domination de soi...
Est-ce que ce n'est pas le fondement de toute éducation?
Mais les professeurs... rien! Ce serait pourtant si facile
De faire faire un peu de théâtre aux enfants...
Faute de quoi, pour n'être pas un peu acteur, on est mauvais spectateur.
Nos seuls bons spectateurs, ce sont les comédiens amateurs!
Ils viennent nous regarder et... ils croient se voir!

Alors, que nous reste-t-il? Il faut simplifier,
Rechercher les effets faciles, avilir notre inspiration,
Abaisser notre talent... Les nuances ne sont pas comprises:
Nous travaillons à la louche... Caleçonnades et mots d'auteur. ..
Si nous ne sommes pas simplistes, nous ne remplissons pas nos salles!
Rehausser le niveau culturel de la Nation... Sisyphe, lui-même,
"Sisyphus himself..."
Sisyphe lui-même n'y parviendrait pas. Tenez, je vous le prouve...
(Trois spectateurs se lèvent ostensiblement)
Vous partez?... Oui, vous.... Ce que je dis ne vous intéresse pas.
Vous voyez bien! Allez. Allez-vous en donc...
Est-ce que par hasard vous représenteriez
Le corps professoral de la nation au grand complet!
Allez, videz ces lieux où vous n'avez que faire!
Vous avez vu, c'est un alexandrin!

XVI
Ou alors, est ce que vous aussi, vous ne m'auriez pas trouvée bonne?
Eh bien! voulez-vous que je vous dise: je me fous de votre avis...
Vous êtes tous des imbéciles: ça se lit sur vos visages...
(A ceux qui restent)
Encore une fois, ce n'est pas pour vous que je parle.
(Regardant sortir ceux qui partent)
Regardez-moi ça!
... Ici-bas est maître: sa hantise
Vient m'écœurer parfois jusqu'en cet abri sûr
Et le vomissement impur de la bêtise
Me force à me boucher le nez devant l'azur!

Est-il moyen, ô moi qui connais l'amertume,
D'enfoncer le cristal par le monstre insulté
Et de m'enfuir avec mes deux ailes sans plumes,
Au risque de tomber pendant l'éternité... (Mallarmé)

(Long silence)
Mais si, tout imbéciles que vous êtes, vous ne m'applaudissez pas,
Je meurs... Voilà mon drame à moi... Tout le reste c'est du théâtre!
La vérité, c'est que lorsque vous applaudissez, vous êtes intelligents...
Enfin, je veux dire: il y a une petite lueur qui passe dans votre regard. ..
Vous avez été arrachés un instant à votre médiocrité.

Mais si vous saviez comme c'est déprimant de dépendre de gens qui...
Enfin pour lesquels on n'éprouve pas de sentiments très vifs de...
On ne devrait accepter dans les théâtres que des spectateurs
Intelligents et sensibles... Pas d'argent à l'entrée: des tests...

Je ne sais pas trop ce que vous faites dans la vie...
Marchands, employés, fonctionnaires, charcutiers...
Quoi encore? De l'autre côté de la rampe, dans l'ombre de la salle,
Tout n'est pour moi qu'ignorance, bassesse et confusion.
Chaque fois que je monte sur une scène,
J'ai l'impression de jeter des perles aux pourceaux...
C'est bien ça... Et pourtant, si je ne les entends pas
Qui grognent de plaisir, ces immondes animaux,
Je me dis que je ne vaux rien, que je leur ressemble: beeh!
Tout juste bonne à poser mes fesses dans un fauteuil d'orchestre.
Je les dépasse de cent coudées: mais si aucun
De ces charcutiers ne vient m'applaudir, je ne peux plus vivre!
Aucun n'est le moins du monde digne de mes spectacles:
Mais je fais des bassesses pour remplir ma salle!
Je ne suis qu'une pute... Vous voulez voir mon cul?
(Elle éclate en sanglots)
Oui, je comprends que vous partiez. Partez donc.
Oui, c'est à vous que je parle, monsieur. Et à vous.
Non, mais regardez-les: quelle dégaine!
(Elle va se moucher dans un coin)
Et c'est pour ça qu'il faudrait que je me sacrifie!
J'ai déjà tant donné...

(Il ne reste plus que deux spectateurs)
Vous êtes encore là, vous deux!
Ou vous êtes complètement abrutis,
Ou vous êtes totalement charmants...
Ou peut-être simplement un peu voyeurs:
Quel numéro elle nous fait là!
Mais j'aurais tort de vous le reprocher.
Les voyeurs, nous autres comédiens,
On aime. Et quand on en tient,
Ne serait-ce que deux, on ne les lâche pas.

XVII
Dix-huit ans ... Oui, mais quand on a vraiment dix-huit ans,
On ne sait pas quels longs jours il faut encore vivre,
Quels jours affreux il faut traverser, toute seule,
Pour arriver à quarante-cinq. Moi, je le sais.
Et le temps d'arriver, j'en aurai pris soixante.
Dix-huit ans qui savent, est ce que c'est encore dix-huit ans?

Alors, tout recommencer ... ?
Ces dernières années, je jouais plutôt relax, pour l'amour de l'art ...
J'avais plus besoin d'applaudissements que de pognon!
Mais maintenant!

Si vous saviez ce que c'est que la vie d'un comédien débutant!
Se donner tout entier au théâtre
Et se retrouver dans des salles vides ... !
On se demande ce qu'il aurait fallu faire?
Jouer tous les soirs sur des scènes improvisées,
Se changer dans l'arrière-boutique d'un brocanteur,
Ne pas pouvoir croiser un collègue sans essuyer les murs,
Attendre son entrée dans un courant d'air glacial,
Se laver sur un évier qui éclabousse,
Se démaquiller dans les cabinets,
Trébucher dans les fils électriques, jeter chaque matin
Dans la gueule des créanciers la recette de la veille,
Courir la subvention, mendier son petit pain: oui, mendier!
Prendre un petit emploi pour boucher les trous ...
... pour boucher d'une main jamais lasse
Les grands trous bleus que font méchamment les oiseaux!
(Mallarmé)
Se lever à l'aube pour étiqueter les boites de conserves
Chez le charcutier du coin! - ce salaud de Chabot,
Ce qu'il a pu m'exploiter! - et le soir, épuisée,
Monter sur une scène pour y jouer la princesse!
Et être contente de la jouer ...

XVIII
Et pourtant je suis prête à recommencer.

J'arrivais, complètement vidée, pour donner mon spectacle
Et je me requinquais en cours de route: c'était comme une drogue!
Et quand j'avais terminé, j'étais en pleine forme.
Comme ce soir. J'avais envie de continuer à jouer, de continuer à exister ...
Je planais! Et puis je redoutais d'aller me coucher,
J'avais peur de la nuit... Et je venais bavarder, comme je dis.
Le machiniste s'en allait: il ne planait pas lui!
Et les spectateurs un peu étonnés, m'écoutaient!
Cela ne fait pas partie du rituel...
Certains avaient envie de partir: et pourtant ils restaient.
Du moins au début. J'essayais de leur expliquer ce que j'avais fait.
Et puis crac, d'une façon ou d'une autre, une fois sur deux,
Je me mettais à les engueuler... Encore une fois, comme ce soir.
Ils s'en allaient les uns après les autres: c'est normal.
Je me vengeais sur ceux qui s'attardaient.

(Passant du souvenir à l'instant qu'elle vit)
Et puis, petit à petit, la drogue s'évapore,
Il ne me reste que ma fatigue, une immense fatigue!
Allez, vous êtes bien les derniers, tous les deux.
Vous avez été très gentils, vous avez eu bien du mérite.
Comme on dit. Allez vous coucher, j'ai fini...
Ça vous aura fait deux comédies au lieu d'une...

Moi, je vais essayer de prendre une décision,
Pour savoir si vous êtes vraiment les derniers des derniers.
Ou si, pour finir, je vais tenter de m'enfuir:
De m'enfuir avec mes deux ailes sans plumes
Au risque de tomber pendant l'éternité! (Mal/armé)
Vous voyez que je n'arrive même plus à parler
Sans emprunter les mots des autres.
Et moi, est-ce que j'existe encore?

Au revoir! ...Adieu, peut-être.

Je reste seule face à la grande bouche d'ombre
D'où vont sortir les paroles prophétiques...

XIX
Comme je descendais des fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par mes haleurs:
Des peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant doués nus aux poteaux de couleurs.
Si j'avais trente-cinq ans, je n'hésiterais pas: le théâtre!
A cet âge-là, on en trouve tant qu'on veut, des bonshommes.
Si j'avais cinquante ans, je crois que je n'hésiterais pas non plus:
Malheur aux vieilles comédiennes... A part les grands-mères et les folles!
Mais encore une fois, de quoi est-ce que j'ai le plus besoin:
D'amour ou d'admiration? Et si c'est vraiment d'admiration,
Est-ce qu'il y a encore une possibilité pour que je devienne admirable
Avant d'avoir complètement cessé d'être aimable?
Merveilleux instant de lucidité.... !

((Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseaux,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau;

Libre fumant, monté des brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur,
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escortée des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de trique
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets.

J'ai vu des archipels sidéraux! Et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur:
-Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, a futur vigueur?-

Mais vrai, j'ai trop pleuré! les aubes sont navrantes,
Toute lune est atroce et tout soleil amer:
L'acre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
Oh, que ma quille éclate, a que j'aille à la mer! ))

Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai... (Rimbaud)


XX
Tu dis que tu m'aimes... Bien, prenons cette hypothèse.
Et moi, est-ce que je t'aime? La question vaut d'être posée.
J'aime que tu m'aimes. Oui, c'est vrai, je t'assure. Je dirais même:
Je t'aime que tu m'aimes...
Ça résume bien la situation: Je t'aime que tu m'aimes.
Je t'aime, sous entendu parce que, ou à condition que... tu m'aimes!...
Mais non, mon pauvre vieux, personne n'aime personne...
Regarde, toi, ce que tu veux me faire! L'amour,
C'est tout au plus le moment où l'autre...
Ses défauts, ses qualités, sa démarche, sa façon de se moucher,
Ne vous incommode pas... Ou le moins possible. Et réciproquement!
Le moment où deux êtres peuvent mettre leurs pleins dans leurs creux,
Faire l'amour ri étant que le cas particulier d'une loi générale.

Deux êtres qui s'aiment, c'est comme un engrenage bien taillé:
A chaque dent d'une roue correspond l'entredent de l'autre: et ça tourne!
Un défaut dans une qualité, une qualité dans un défaut...
Deux défauts ou deux qualités incompatibles:
Les mauvais ménages c'est ça.

Alors, qu'est ce qu'il faut faire pour que ça continue
A marcher, selon les lois de la bonne mécanique?
Il n'y a pas deux solutions: il faut qu'il y en ait un qui se lime une dent.
Ou les deux qui se liment chacun la moitié d'une dent.
C'est horrible ce que je suis en train de dire!
Tu vas chez le psychologue. Il prend sa petite roulette de dentiste
Et crac, sans anesthésie, il te fraise la dent: que tu ne puisses plus mordre!

Qu'est ce que tu aimes en moi? Une forme, une odeur, une intonation...
J'aimerais mieux que tu en aimes une autre: ça prouverait...
Non, je dis des bêtises: ça ne prouverait rien du tout.
La question n'est pas là. Alors, quelle est la question?

Elle est très simple: il s'agit de savoir si moi,
Vieille comédienne... Si, si, vieille comédienne entretenue,
Je peux encore prendre toute seule mon essor
... Avec mes deux ailes sans plumes!
Et subsidiairement, ou principalement, il s'agit de savoir
Si nous nous aimons encore vraiment... Quoi que soit l'amour.

XXI
Que dit la grande bouche d'ombre?

Ces rideaux de velours épais, comme ils sont beaux.
Et ce plancher soigneusement assemblé par Jérôme:
Il sonne admirablement sous le pied, mais pas un grincement!
Et la ligne de projecteurs... Le troisième à droite un peu faiblard...
Et là-bas, les fauteuils de côté, dans l'angle mort...
Il fallait toujours que je m'avance un peu pour être vue:
Je n'aime pas que m'échappe un seul spectateur!
Et la petite mezzanine toujours soigneusement composée,
Mon recours en cas de panique... Les amis! Ma claque .
Il aurait bientôt fallu que je fasse changer la moquette! .

Comment peux-tu me faire ça? J'ai envie de pleurer.
Je sais par cœur dix-huit mille vers: J'ai compté l'autre jour.
J'ai passé cinq mille heures de ma vie à jouer la comédie.
Et au moins le double à répéter. J'ai lu, j'ai réfléchi,
J'ai travaillé, j'ai appris, j'ai parfait ma technique,
Je suis devenue... "un opéra fabuleux..."
Et pourtant, toi, quand tu m'appelles... tu casses tout.

(( Ainsi quand vient l'automne, comme il fait chaud encore! L'air est bleu, l'hirondelle partout trouve une pâture abondante.
Et cependant, comment le sait-elle? le temps est venu, rien ne m'empêchera de partir, il le faut, elle part, bravant la mer.
Elle n'est pas embarrassée de la direction.
Et de même dans la conversation, quelqu'un qui est tout entrainé et saisi par la conversation,
S'il entend un violon quelque part, ou simplement deux ou trois fois de suite ces coups qu'on tape sur un morceau de bois,
Peu à peu il se tait, il est interrompu, il est ailleurs, comme on dit, il prête l'oreille.
Et toi-même...)) dis-moi s'il est bien vrai que tu ne l'aies jamais ressenti au fond de toi-même, entre le cœur et le foie, ce coup sourd, cet arrêt net, cette touchée urgente?
- Je ne les connais que trop... -
C'était mon hameçon au fond de tes entrailles et moi je réglais le fil comme un pêcheur longanime. Vois-le autour de mon poignet enroulé. Il n'en reste plus que quelques brasses.
- Il est donc vrai que je vais mourir? -
Et qui sait si tu n'es pas mort déjà? (Claudel)

XXII
Tout se mélange dans ma tête: Phèdre ou Prouhèse... ?
Si j'étais vraiment bonne, je l'aurais certainement entendu dire!

(Elle décroche le téléphone)
Allo, allo:... est-ce que vous pouvez m'envoyer une voiture?...
Oui, c'est moi... C'est vrai, je suis en retard aujourd'hui,
Mais je vous promets que c'est la dernière fois... Oh, ça va,
Prenez votre temps... Dans cinq minutes...? Très bien.

(Elle commence à quitter ses vêtements de scène... )
Il faut que je sois honnête: s'il y avait encore des spectateurs,
Est-ce que je me déshabillerais? A vingt ans, je l'aurais fait...
Peut-être encore à trente... Aujourd'hui? En fait il n'y a personne.

A-t-il fallu que tu attendes patiemment que vienne le reflux!
Ainsi le lutteur oriental, loin de se précipiter sur son adversaire,
Guette-t-il le moment où il pourra profiter de son impétuosité
Pour le déséquilibrer... On dirait du Claudel!
Ah oui, je le sens bien, ce fil par lequel il me tient
Et me tire patiemment hors de ce labyrinthe, m'arrache au Minotaure...
Encore une petite minute, monsieur le sauveur!
Encore une petite minute... "J'ai avalé une fameuse gorgée de poison... "
Pas trop vite, pas trop vite: l'éclat du jour pourrait m'aveugler... Pêcheur,
Ne remonte pas brusquement ta ligne.

Laisse-moi encore jeter un dernier coup d'œil
A cette armée de fantômes, spectateurs en vagues successives,
Qui me regardent de leurs fauteuils, avec leurs yeux vides.
Quand tu te retournes, les poursuivants
Sont un peuple de statues sans regard, bien que l'air frémisse encore
De l'éclair de leurs pas. Quelle est cette jeune forêt dans la plaine?
Ces buissons jamais vus, si près de tes murailles?
Celui qui parle - le guetteur? - ne bouge pas.
A moins que le guet ne soit la fuite, que tous fuient
A l'infini autour de l'immobile, emportés par l'Immobile,
Les pas dans ses pas? (Mambrino)
Allons maintenant, il est temps.

(Elle décroche le téléphone)
Pierre, tu ne dors pas?... Tu m'attendais?...
Est ce que tu en étais si sûr que ça... que je m'arracherais!...
Oui, naturellement, bien sûr, je t'aurais dit au revoir.
'" Et qu'est-ce que je te dis?
Je te dis qu'il faudra que tu m'aimes vraiment:
Parce que ce sera très dur... Ce poisson hors de l'eau...Ta petite sirène!
Et surtout ne prends pas l'air d'avoir remporté une victoire
Pour t'être enfin emparé de cette femme aux abois.

Je viens.
Je laisse un mot à Gaston, pour qu'il s'occupe de tout...
Non, non, ça ira. J'aurai tout à fait la force de... .
Mais reste bien au bout du fil jusqu'à ce que... .
Tu n'as qu'à tirer doucement... J'arrive.
Non, maintenant, je ne me retournerai plus.
(Elle sort en suivant le fil du téléphone)

retour à l'accueil