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LA TERRIFIQUE HISTOIRE
DU PETIT MARCHAND
D'AMIDON
(ou LE TRIOMPHE DU MARKETING)
Michel Fustier


L'action se déroule de 1760 à 200...? et décrit les étapes de la carrière de Florian «l'éternel marchand » qui, de petit colporteur, devient un gros industriel...
L'action peut être jouée devant un paravent. Devant le paravent, au centre, Florian qui restera toujours en scène. Il est vêtu d'un costume qui lui permettra de passer à travers le temps. Florian s'entretient, tantôt à droite avec le Tentateur qui, sous des formes diverses (au moyen de pièces d'habillement symboliques et hâtivement passées) l'exhorte à élever ses prix ; tantôt à gauche avec la Ménagère qui (tout en suivant sommairement la mode des époques auxquelles elle appartient) lui achète ses produits. Pendant que Florian discute avec l'un de ces deux personnages, l'autre a largement, derrière le paravent, le temps d'opérer dans sa tenue les transformations nécessaires. Si l'on a envie de jouer l'effet, on peut mettre au Tentateur un signe distinctif: une queue, par exemple, ou des cornes, et soutenir certaines de ses injonctions d'un roulement de tonnerre.

SCÈNE 1 - FLORIAN, LE TENTATEUR
(EN LA PERSONNE DU CURE)
(Ils entrent, l'un poursuivant l'autre)
Le Curé : Je te le dis, garnement, cette paroisse n'est pas faite pour les paresseux !
Florian : Mais... Monsieur le Curé...
Le Curé : Tu as déjà dix-neuf ans, vingt ans bientôt, et tu n'as jamais rien fait de tes dix doigts.
Florian : Est-ce ma faute si...
Le Curé : Tu passes ton temps à jouer aux cartes et à courir les filles.
Florian : Il serait beau que vous me fassiez la morale!
Le Curé : Sais-tu qui j'ai rencontré hier soir ? La Jeannette... Tu devines ce qu'elle m'a dit…
Florian : Je ne le devine que trop. Est-ce que c'est sur l'oreiller que vous l'avez confessée ?
Le Curé : Insolent ! Pendant que ton père et tes frères labourent, sèment et moissonnent pour toi.
Florian : Mais... ça les amuse, c'est sûr.
Le Curé : Tu crois ça ? Tu ne peux pas continuer plus longtemps à vivre aux crochets du village.
Florian : Ne me dites pas que vous voudriez la Jeannette pour vous tout seul.
Le Curé : C'est le salut de ton âme éternelle que je veux.
Florian : Vous feriez mieux de penser au salut de la vôtre. Mais après tout c'est votre affaire.
Le Curé : Et je m'en occupe, mon gaillard !
Florian : Que voulez-vous que je fasse ? Le travail des mains me dégoûte.
Le Curé : Alors fais-toi curé
Florian : Ah ! pour ça, non
Le Curé : Grossier personnage!
Florian : Je ne voulais pas vous offenser.
Le Curé : Ou bien soldat ?
Florian : Pour qu'on me mette au pas! Jamais.
Le Curé : Eh ! bien, marchand.
Florian : Marchand ?
Le Curé : Oui. Il y a une petite subsistance à gagner comme marchand. Sous le règne de notre bon roi Louis XVI, les campagnes se sont enrichies et il y a des écus dans toutes les chaumières. Tu serais bien maladroit si tu n'arrivais pas à en piquer quelques-uns au passage pour subsister. Bien sûr, ce n'est pas une façon très honorable de gagner sa vie, mais l'important c'est de la gagner et, fainéant comme tu es, je ne vois vraiment pas...
Florian : ...Ce que je pourrais faire d'autre ?
Le Curé : Exactement. Et puis surtout cela nous débarrasserait de toi. Tiens, je te fais une proposition. Nous avons enterré hier le père Blastogne, le colporteur ; il te fait cadeau, par mes mains, de son équipement : un bâton de bois noueux et un sac de marchandises. Prends sa suite et va au diable... Au diable… je voulais dire : mets-toi au travail, c'est la même chose. Je suis ton pasteur, tu dois m'obéir. (Il sort.)
Florian : Marchand, pourquoi pas ? J'ai l'impression que je n'ai pas le choix. Eh bien ! adieu, Jeannette. Ma foi, une de perdue, dix de retrouvées. Allons, en route.

SCÈNE 2 - FLORIAN, LA MÉNAGÈRE
(EN LA PERSONNE D'ANNETTE)
Florian : (Frappant à la porte.) Toc, toc, toc.
Annette : Qui va là ?
Florian : C'est le petit marchand d'amidon.
Annette : Le marchand de quoi ?
Florian : D'amidon.
Annette : Ah ! c'est vous, Père Blastogne ? Avec cette Révolution, on est devenus méfiants.
Florian : Non, ce n'est pas le Père Blastogne, c'est moi, Florian. Le Père Blastogne est mort l'année dernière, j'ai pris sa succession. Ouvrez-moi, vous n'avez rien à craindre.
Annette : (ouvrant) Pauvre Père Blastogne ! je l'aimais bien. Il passait deux fois par an, à la Saint-Michel et à la Chandeleur. Entrez, beau jeune homme !
Florian : Je suis un peu en retard parce que je ne connais pas bien la tournée. J'ai attrapé le fil et je remonte d'une acheteuse à l'autre, mais je passe plus de temps à chercher mon chemin qu'à vendre mon amidon. Ainsi, voilà trois heures que je tourne, votre ferme est si bien cachée dans le fond de son vallon. Laissez-moi poser mon sac et souffler un peu.
Annette : Que je vous aide à vous débarrasser.
Florian : Vous êtes bien aimable, ma mie.
Annette : Et moi qui m'inquiétais parce que je n'avais plus de quoi repasser mon jupon pour le bal du quatorze juillet !
Florian : Vous voyez, j'ai senti cela. Je vous en mets deux mesures ?
Annette : Les temps sont durs. Mon mari n'est pas tellement d'accord.
Florian : Alors, une bonne mesure ? Il ne faut pas bourrer le monde.
Annette : Allons-y pour une bonne mesure. Dépêchez-vous avant que mon mari ne rentre.
Florian : Vous voyez, je vous le tasse bien... et c'est du pur amidon garanti. Vous en aurez pour quatre bons mois de repassage.
Annette : Tenez, voilà ma boîte à amidon. Versez... Cette boîte à amidon avait été donnée à mon arrière-grand-mère par un de ses promis qui la tenait lui-même d'un grand-oncle qui l'avait fabriquée de ses mains sous le règne du bon roi Henri.
Florian : Du bon roi Henri ? De la poule au pot ?
Annette : Lui-même... Cela fait presque deux siècles.
Florian : Ah ! c'était le bon temps. Elle est belle, votre boîte, toute polie par les années.
Annette : Et voyez comme elle fait joli sur ma cheminée. Combien est-ce que je vous dois ?
Florian : Eh ! bien, vous connaissez mon tarif : deux sous.
Annette : Au fond ça n'est pas cher. Mais en prime, embrassez-moi.
Florian : Avec plaisir, belle dame. (Ils s'embrassent.)
Annette : Vous passerez bien la nuit ici ?
Florian : Ma foi, ce n'est pas avec deux sous que je pourrais me payer l'auberge !
Annette : Je vais préparer la chambre. (Elle sort.)
Florian : (Seul.) Deux sous, ce n'était que deux sous. Mais avec ça, j'avais toujours un bon lit bien chaud. Et, le croirez-vous ? de deux sous en deux sous, j'ai tout de même fini par me payer une paire de souliers et un chapeau de feutre... Et quelquefois même je peux m'arrêter au café pour me rincer la gorge.

SCÈNE 3 - FLORIAN, LE TENTATEUR
(EN LA PERSONNE DE BAUDIN, LE MAITRE-VERRIER)
Le Maître-Verrier : Et pourquoi pas quatre sous ?
Florian : Quatre sous ?
Le Maître-Verrier : Oui, quatre sous.
Florian : Je ne comprends pas...
Le Maître-Verrier : Allons, compagnon : vous prendrez bien une pinte de cidre. C'est moi qui l'offre et je vous expliquerai ensuite pourquoi quatre sous.
Florian : Ce n'est pas de refus. Mais à qui ai-je l'honneur ?
Le Maître-Verrier : Je suis Baudin, le maître-verrier, fournisseur de Sa Majesté l'Empereur Napoléon.
Florian : Ah ! J'ai connu un Baudin du temps que j'étais écolier à Fontanges.
Le Maître-Verrier : A Fontanges ? Je me disais bien... Tu es Florian ? Ça n'est pas possible !
Florian : Mais si. (Ils s'étreignent.) Mon vieux Baudin !
Le Maître-Verrier : Comme c'est bon de retrouver le temps passé ! Je te sers ?
Florian : L'émotion me creuse. A la tienne !
Le Maître-Verrier : A la tienne ! Ah ! le pays...
Florian : Et pourquoi quatre sous ?
Le Maître-Verrier : C'est que tu y aurais intérêt.
Florian : Tiens donc : explique-moi !
Le Maître-Verrier : Regarde ce verre dans lequel l'aubergiste nous a servi le cidre : il est tellement épais qu'il joue le rôle d'une loupe à travers laquelle un quart de pinte paraît en valoir une demie... je le sais bien, c'est moi qui l'ai fait, le verre.
Florian : Et alors ?
Le Maître-Verrier : Et alors, toi aussi, du devrais vendre ton amidon dans de petits pots de verre : cela te permettrait de diminuer sensiblement la quantité d'amidon que tu offres.
Florian : Ma foi, tu as de ces trucs !
Le Maître-Verrier Et puis tu gagnerais sur le temps : plus besoin de sortir ta mesure et de verser l'amidon sous le nez de tes bonnes femmes. Le petit pot tout prêt : hop, ça y est.
Florian : Mais je n'aurai plus le temps de causer un peu.
Le Maître-Verrier : Justement : ton temps est plus précieux que ça. Cela encore : le petit pot peut servir ensuite à des tas de choses, pour mettre le tabac du mari, ou pour faire tremper un bouquet de violettes, ou pour cacher les économies du ménage.
Florian : Tu vas chercher loin, camarade.
Le Maître-Verrier : Pas tant que ça : c'est ce qu'on appelle un argumentaire.
Florian : Tu vois, ce qui me gêne dans ton idée, c'est que quand je dose l'amidon moi-même je fais quelque chose de personnalisé : c'est une mesure sur mesure. Pour celle qui est rêche et distante, je lui fais une portion maigrichonne. Mais pour celle qui est amiteuse, alors, pour celle-là, je le tasse et je le serre... Embrassez-moi, belle dame.
Le Maître-Verrier : Il faut savoir ce que tu veux. Je te cède le petit pot, un sou, et toi, pour ta peine, tu ajoutes un autre sou : cela fait au total les quatre sous. Songe donc, cela vaut le coup, et pour toi, et pour moi. Encore que moi, je n'en ai rien à faire : j'y perdrais plutôt. Ce que j'en dis, c'est pour te rendre service.
Florian : Mais la boîte à amidon : elle ne servira plus à rien !
Le Maître-Verrier : Tu m'as dit qu'elle était très décorative sur la cheminée ?
Florian : Sais-tu que tu me « tentes » ?
Le Maître-Verrier : Je l'espère bien, camarade.
Florian : Tope là : un essai ne coûte rien. (Le maître-verrier sort.) Nous allons bien voir.

SCÈNE 4 - FLORIAN, LA MÉNAGÈRE
(EN LA PERSONNE DE MARGUERITE)
Marguerite : Monsieur Florian !
Florian : Madame Marguerite ! J'étais pressé d'arriver. J'ai une surprise pour vous.
Marguerite : Une surprise ?
Florian : Vous ne reconnaîtrez plus mon amidon.
Marguerite : C'est qu'il m'en reste beaucoup de la dernière fois. Vous m'aviez si bien entortillée que je vous en avais pris plus qu'il ne m'en fallait.
Florian : Il s'agit bien de cela ! Regardez ce petit pot, comme il est mignon. Un petit pot d'amidon. Si j'étais à votre place, rien que pour le pot, j'achèterais : vous voyez, il est plein jusqu'au bord. Le petit pot, c'est un cadeau que je vous fais.
Marguerite : C'est vrai qu'il est joli. Mais, si je l'achète, qu'est-ce que je vais faire de l'amidon qui me reste. Vous ne vendez pas de demi-pots ?
Florian : Ah non ! Mais vous verrez, vous l'aurez bien vite utilisé ; en tout cas avant mon prochain passage. Avez-vous essayé d'empeser les pantalons de votre mari ? Il y a des hommes à qui ça ne déplaît pas.
Marguerite : Vraiment ! Vous me donnez des idées.
Florian : Et vos enfants ? Avec de petites robes bien repassées : les beaux enfants de Madame Marguerite, qu'ils sont bien tenus !
Marguerite : Et c'est combien ?
Florian : Quatre sous.
Marguerite : Quatre sous ! Vous me détroussez !
Florian : Je me contenterais de vous trousser.
Marguerite : Allons, bas les pattes !
Florian : Vous n'avez pas toujours été si farouche.
Marguerite : Laissez-moi, je ne suis pas d'humeur.
Florian : Remarquez que cela m'arrange : je n'ai plus le temps de penser à la gaudriole, le commerce me rend vertueux.
Marguerite : Allons, donnez-m'en un pot. Et quand j'aurai fini l'amidon, j'y mettrai de la confiture. Tenez, voilà vos quatre sous.
Florian : Merci, madame Marguerite. Vous faites une bonne affaire !
Marguerite : Et maintenant, filez vite : il faut que je fasse mon ménage.
Florian : A la prochaine fois, madame Marguerite. (elle sort)
Florian : Ça marche. J'ai eu chaud !

SCÈNE 5 - FLORIAN, LE TENTATEUR
(EN LA PERSONNE DE L'ÂNIER)
L'Ânier : Et pourquoi pas six sous ?
Florian : Six sous... Qu'est-ce que tu racontes, l'ânier ?
L'Ânier : Tu as oublié quelque chose.
Florian : Quoi donc ?
L'Ânier : Tes frais de transport.
Florian : Tu veux dire le picotin de l'âne ? je n'y pense jamais. Ah ! mon Dieu !
L'Ânier : Ne jure pas ! Songe à l'état où je t'ai trouvé, traînant interminablement sur les chemins, suant et soufflant, courbé sous le poids de ton éventaire bourré de pots d'amidon. Que serais-tu devenu si je n'avais pas réussi à te convaincre que pour l'honneur de la Royauté enfin rétablie (au public) - nous sommes en 1820 -, il n'était pas tolérable qu'un maître amidonnier puisse être confondu avec un portefaix...
Florian : Si tu savais combien j'ai souffert moi-même de cette confusion !
L'Ânier : Avec un sou par pot, tu as pu t'offrir un de mes petits ânes : lequel te soulage et te donne de l'importance. Et comme cette importance et ce soulagement méritent d'être payés - bien que nous n'en sachions pas exactement le prix - tu as décidé d'en fixer provisoirement la valeur à deux sous par pot : c'est bien le moins. Mais jusqu'ici tu n'as jamais osé les réclamer : n'as-tu pas honte ?
Florian : C'est que...
L'Ânier : Va, retourne chez madame Marguerite. Tu verras comme cela se passera bien.

SCÈNE 6 - FLORIAN, LA MÉNAGÈRE
(TOUJOURS EN LA PERSONNE DE MARGUERITE)
Florian : Ah ! madame Marguerite, j'oubliais... Il faut que je vous demande encore deux sous.
Marguerite : Deux sous ?
Florian : Oui, c'est pour le transport.
Marguerite : Pour le transport ?
Florian : C'est l'usage.
Marguerite : Je ne comprends pas.
Florian : Le reversement de ma section transport dans ma section production montre clairement que l'investissement, le garage, l'assurance et l'entretien me reviennent en moyenne à deux sous par pot.
Marguerite : Qu'est-ce que vous me chantez là ?
Florian : Grâce à quoi mes clients sont satisfaits car je passe plus souvent : j'ai amélioré le service. Et un service comme cela, pour deux sous, c'est donné.
Marguerite : Alors il faut que je vous donne encore deux sous ? Cela fait le pot à six sous.
Florian : Vous y avez intérêt.
Marguerite : Si c'est vous qui le dites !
Florian : Vous verrez, vous vous y retrouverez.
Marguerite : Je l'espère bien… (elle sort)
Florian : Ça, c'est ce que j'appelle des affaires : je vais pouvoir m'acheter des culottes et des bas qui me donneront la respectabilité à laquelle j'aspire.

SCÈNE 7 - FLORIAN, LE TENTATEUR
(EN LA PERSONNE DE L'IMPRIMEUR)
L'Imprimeur : Et pourquoi pas dix sous ?
Florian : Monsieur, je ne vous connais pas.
L'Imprimeur : Mais moi, monsieur, je vous connais. Cela fait six mois que je vous suis pas à pas et que je vous observe vendant des petits pots d'amidon à des trop crédules ménagères.
Florian : Mais monsieur...
L'Imprimeur : Je vous suis et j'ai établi l'état statistique de l'usage qui a été fait de vos pots d'amidon. Sur 100 pots, 13 seulement ont réellement servi au repassage, 17 ont été mis dans le lait pour en faire du fromage, 4 ont été criminellement mais inefficacement utilisés comme arsenic, 15 ont servi à faire tenir la gelée de groseilles, 3 ont été administrés à des chevaux pour guérir leurs coliques, 17 ont été considérés comme une sorte de farine. Et les rats en ont mangé 3 par ignorance. Le reste est statistiquement insaisissable.
Florian : Ah mon Dieu ! que me dites-vous là !
L'Imprimeur : Vous ne pouvez plus continuer comme ça. On ne plaisante pas sous le Second Empire avec les fraudes. Écoutez, 10 sous, c'est un minimum. Je suis imprimeur. Pour un sou, je vous fournis une belle étiquette : l'amidon avec le mode d'emploi ; pour un sou de plus vous la collez sur vos pots. Et il est bien normal que ce petit perfectionnement vous permette de prendre un bénéfice supplémentaire de, disons deux sous ; ce qui fait bien les 10 sous que je vous ai annoncés.
Florian : Vous comptez bien... En fait, c'est étrange comme vous ressemblez à mon vieux curé d'autrefois dans ma paroisse. Ou peut-être à un de mes condisciples qui fabrique des pots de verre. A moins que ce ne soit à un ânier de mes amis... !
L'Imprimeur : Allons, ne me résiste pas ! Dix sous... (Il sort)
Florian : Dix sous, eh ! bien, je vais tenter le coup.

SCÈNE 8 - FLORIAN, LA MÉNAGÈRE
(EN LA PERSONNE D'EUGÉNIE)
Florian : Bonjour, madame Eugénie.
Eugénie : Monsieur Florian ! Quelles nouvelles ?
Florian : Hélas, madame Eugénie. C'est la guerre de 70, il fait froid, les Prussiens sont à Paris. J'ai eu toutes les peines du monde à venir jusqu'ici. Voilà votre pot d'amidon.
Eugénie : Faites voir. (Elle lit) "Amidon pour servir à l'embellissement des tissus et notice pour apprendre à bien conduire son fer à repasser." C'est bien commode cette étiquette !
Florian : Pour ceux qui savent lire, oui. Quant aux autres, ça y est : nous avons décidé le lancement de l'école laïque et obligatoire, l'école du peuple... Pour apprendre à lire les étiquettes. J'en ai longuement parlé avec jules Ferry.
Eugénie : Vous pensez à tout ! Combien est-ce que je vous dois ?
Florian : Les temps sont durs. Dix sous.
Eugénie : Remarquez que je m'y attendais... Une sorte de pressentiment.
Florian : Il faut bien que tout le monde vive
Eugénie : Voilà vos dix sous. L'instruction, ça se paie.
Florian : (Seul.) Comment ai-je pu douter un instant du succès croissant de mes affaires.

SCÈNE 9 - FLORIAN, LE TENTATEUR
(EN LA PERSONNE DU JOURNALISTE)
Le journaliste : Et pourquoi pas vingt sous ?
Florian : Non, tu exagères. Journaliste, pas plus haut que ton journal !
Le journaliste : Je n'exagère pas le moins du monde.
Florian : Personne n'achètera de l'amidon à vingt sous le pot.
Le journaliste : Tu ne connais rien aux affaires.
Florian : Comment ? Il y a deux cents ans que je fais des affaires, je suis en quelque sorte l'éternel marchand, et je ne connais rien aux affaires ?
Le journaliste : Eh ! bien, moi, il y a vingt mille ans que je traficote de ce côté-ci de l'univers et je connais bien les femmes (geste de serpent).
Florian : L'éternel féminin ?
Le journaliste : Précisément. Suppose que tu vendes, non pas simplement de l'amidon, mais de l'amidon FLORIAN, le meilleur du monde, le seul digne d'être utilisé, spécialement préparé pour tes clientes par les épouses du Pacha d'Akboul ou récolté par des vierges au clair de lune... Donne-moi seulement cinq sous par pot - sur les dix que tu ajoutes, cela n'est rien - et je te ferai dans mon journal une telle réclame qu'aucune ménagère n'osera acheter un autre amidon que le tien... Les vierges au clair de lune ! (On entend Madeleine appeler) Tu vois, ça marche déjà.

SCÈNE 10 - FLORIAN, LA MÉNAGÈRE
(EN LA PERSONNE DE MADELEINE)
Madeleine : (Appelant de loin et agitant un journal.) Monsieur Florian, monsieur Florian...
Florian : (De loin.) Oui, madame Madeleine.
Madeleine : Dépêchez-vous, monsieur Florian, dépêchez-vous.
Florian : Je fais ce que je peux, je suis tout essoufflé.
Madeleine : Pourquoi arrivez-vous si tard ?
Florian : Je n'ai jamais eu une plus grosse journée.
Madeleine : Voilà vingt sous, donnez-moi vite un pot d'amidon : celui des vierges au clair de lune.
Florian : C'est le dernier qui me reste.
Madeleine : Il est pour moi. (Elle disparaît, puis revient.) Encore un que les Prussiens n'auront pas.
Florian : Vive l'armée, madame Madeleine.
Madeleine : Nous reprendrons l'Alsace et la Lorraine. (Elle sort.)
Florian : (Seul.) Ça alors ! Vraiment je ne connaissais rien aux affaires... Vingt sous ! Mais vingt sous, ça fait déjà un franc !!!

SCÈNE 11 - FLORIAN, LE TENTATEUR
(EN LA PERSONNE DU COMPTABLE)
Le Comptable : Et pourquoi pas deux francs ?
Florian : Tu as bien dit deux francs ?
Le Comptable : Oui, et la question ne se pose même pas, c'est devenu une nécessité.
Florian : Vraiment ? Tu me fais peur.
Le Comptable : Croyez-moi. Voilà trente ans que je suis votre comptable et je n'ai jamais entrevu une pareille catastrophe. Si nous ne redressons pas la barre, l'amidon FLORIAN va cesser de vivre. Votre collègue BUBU a compris le truc : je ne sais qui l'a conseillé, mais BUBU dit que son amidon est américain - en 1920, les vierges au clair de lune, c'est un peu dépassé - donc l'amidon BUFFALO est américain. Pensez donc, s'il n'y avait pas eu les Américains on n'aurait jamais gagné la guerre ! Et BUBU dépense en publicité trois fois plus que vous pour dire que son produit est le seul produit d'origine, que tous les contrefacteurs doivent être écartés et que seules les ménagères qui se méprisent peuvent consentir à utiliser un autre amidon que le sien. Deux francs, c'est un minimum.
Florian : Si c'est toi qui le dis...- Mais je croyais que la concurrence faisait baisser les prix ?
Le Comptable : Illusion de professeur d'économie. D'ailleurs en économie, tout n'est qu'illusion. Le secret de la concurrence, c'est en réalité de majorer les prix pour donner à chacun des rivaux les ressources nécessaires à la lutte contre l'autre. Je viens de vous le montrer. Et, puisque par un procédé déjà ancien vous avez réussi, sans que cela se remarque, à diminuer de moitié la dose d'amidon que contiennent vos petits pots, la seule ressource qui vous reste c'est d'augmenter vos prix : je ne vous le fais pas dire.
Florian : (Seul.) (Prenant le ton d'Henri V avant la bataille d'Azincourt) :
Ô dure condition que celle de marchand
Que la nécessité conduit à ces débordements !
Deux sous d'amidon qu'il faut vendre deux francs,
Misérable rançon d'une triste grandeur,
Indomptable dilemme, contradiction mortelle,
Déchirement de l'âme à la raison rebelle !
Ô marchand : quels sont tes profits, où sont tes revenus ?
Quel peuple nourris-tu de ce grand sacrifice ?
Aucun merci n'effacera jamais tes peines.
Tout ce que tu reçois d'un côté, tu le donnes de l'autre
A tant de mains impérieuses qui se tendent vers toi...
Tout ce monde au travail qu'il faut que tu nourrisses :
Le verrier, l'imprimeur, le livreur et l'ouvrier,
Le chiffonnier, le rédacteur, le détaillant.
Chaque fois que le soleil ironique se lève, éclate
Et parcourt somptueusement l'orbe céleste,
Tu dois accomplir le même exténuant exploit
Et conquérir le même inaccessible prix : forçat
Qui t'arc-boute et fait tourner la meule
D'un besoin que ne rassasierait pas, Abondance, ta corne !
Que possèdent les marchands que leurs clients n'aient pas ?
Sont-ils plus heureux à vendre qu'eux ne le sont à acheter ?
De quelle douleurs mortelles seraient-ils dispensés ?
Quelle recette inspirée les viendrait guérir de leurs maux ?
Quel transport leur livrerait jamais le repos de l'esprit ?
Je porte sur mes épaules, ô Sisyphe, un univers démesuré.
Deux sous d'amidon font vivre tout un peuple
Qui, tranquillement, le soir, après le labeur, s'endort
Sans soupçonner quels travaux la nuit j'entreprends
Pour qu'à son réveil enfin le jour lui soit rendu.

SCÈNE 12 - FLORIAN, LA MÉNAGÈRE
(EN LA PERSONNE DE MADAME GEORGETTE)
Florian : Eh ! bien, madame Georgette, vous venez chercher votre amidon ?
Georgette : Oui, je viens chez vous parce que j'ai confiance. Figurez-vous que l'autre jour on est venu me proposer de l'amidon à un franc cinquante. J'ai dit : mais, chez monsieur Florian, l'amidon coûte deux francs, et c'est le vrai prix. A un franc cinquante, je n'ai pas confiance. Et avec la crise en plus, car nous sommes en 1930...
Florian : Comme vous avez raison, madame Georgette. On ne peut pas faire de miracles. De l'amidon à un franc cinquante, ça ne peut pas être de l'amidon. J'aime mieux ne pas me demander ce qu'il y a dans ces petits paquets qu'on vous a proposés : de la poudre de perlimpinpin !
Georgette : Et ce n'était pas un petit paquet, c'était un gros !
Florian : C'est d'autant plus louche. Il y a des margoulins partout.
Georgette : C'est bien ce que j'ai pensé ; et je le lui ai dit...
Florian : Vous avez bien fait.
Georgette : Je lui ai dit : quand je pense que monsieur Florian, que je connais depuis toujours et en qui j'ai la plus absolue confiance, me vend deux francs un pot d'amidon qui ne contient pas plus du tiers de ce que vous m'offrez pour un franc cinquante, je me dis que vous êtes un voleur et un escroc.
Florian : Si tout le monde avait votre lucidité et votre franchise, madame Georgette, la France serait bien plus belle, c'est moi qui vous le dis.
Georgette : Il est reparti sans demander son reste... S'il avait insisté, j'appelais les gendarmes.
Florian : (Seul.) Décidément, il y a un bon Dieu pour les honnêtes commerçants et je vois bien que j'avais raison : je plonge mes clientes dans un abîme de sécurité en leur proposant mon amidon à deux francs... Si vous ne le saviez pas - mais je viens moi-même de l'apprendre -, dans les affaires le prix est le meilleure substitut de la qualité.

SCÈNE 13 - FLORIAN, LE TENTATEUR
(EN LA PERSONNE D'HID'ALGO, L'INGÉNIEUR-CONSEIL)
L'Ingénieur-Conseil : Et pourquoi pas cinq francs ?
Florian : Hein ?
L'Ingénieur-Conseil : Permettez que je me présente : Hid'algo, Ingénieur-Conseil en Organisation... Je disais donc : pourquoi pas cinq francs ?
Florian : Vous rêvez !
L'Ingénieur-Conseil : Pas du tout. Le secret de l'entreprise moderne, c'est de faire de la valeur ajoutée. Nous l'avons récemment découvert au retour d'une mission aux États-Unis - car nous sommes dans les années 50 - et nous faisons bénéficier nos meilleurs clients de notre découverte. Mais qu'est-ce que faire de la valeur ajoutée ?
Florian : Je suppose qu'il faudrait que j'augmente la capacité de mes petits pots. Et justement...
L'Ingénieur-Conseil : Pas du tout. Il suffit que vous en augmentiez encore le prix. Si vous portez votre tarif à cinq francs, vous aurez ajouté à votre produit trois francs de valeur. Tout est là : la valeur ajoutée, c'est la valeur ajoutée, rien de plus.
Florian : Mais je paierai plus d'impôts.
L'Ingénieur-Conseil : C'est la part du feu. Mais c'est justement pour cela que l'État protège la valeur ajoutée : il y trouve largement son compte. Remarquez qu'il serait de bonne politique de faire coïncider cette opération avec l'invention de quelque perfectionnement superflu et remarquable, ce que nous appelons dans notre langage un plus, et surtout d'inspirer à votre cliente l'idée que ce perfectionnement remarquable, quelque superflu qu'il soit, lui est indispensable. Et vous ne manquez pas de moyens de parvenir à vos fins ; si besoin est, je vous aiderai personnellement. Me comprenez-vous ?
Florian : Certes.
L'Ingénieur-Conseil : Ces dernières précautions doivent permettre une assimilation plus agréable de la valeur ajoutée. Après tout, il faut savoir être honnête : c'est la meilleure façon de s'emparer de l'argent d'autrui ! (Il sort.)
Florian : (Seul.) Certes, et si l'on ne peut pas l'être, il serait plus avantageux encore de le paraître, car ainsi on en tirerait le bénéfice sans en avoir l'inconvénient. (aux spectateurs) Il n'est pas incongru qu'un marchand d'amidon ait lu Machiavel. Le marchand n'est autre que le prince des temps modernes. Vous allez voir.

SCÈNE 14 - FLORIAN, LA MÉNAGÈRE
(EN LA PERSONNE DE DELPHINE)
Delphine : Hélas, monsieur Florian, avez-vous vu cette petite ride au coin de mon oeil droit ? Mais si, regardez bien : cela se voit comme le nez au milieu du visage. Trente-cinq ans, monsieur Florian, j'ai trente-cinq ans. Je vous le dis à vous car vous êtes mon ami et vous n'en ferez pas mauvais usage. Il me semble que tout le monde regarde cette petite ride. L'autre jour, mon dernier fils - il a trois ans - a crié en tapant sur son tambour : Maman elle est vieille, maman elle est vieille ! Et de temps en temps, mon mari, d'une main distraite, passe le doigt sur cette petite ride. Je fais semblant de croire que c'est une caresse, mais je sais que c'est une sorte d'exorcisme, une conjuration. Comme pour effacer l'âge... Monsieur Florian, donnez-moi un de vos pulvérisateurs magiques ! N'est-ce pas que toutes les fées sont gracieuses et belles ? Un de ces pulvérisateurs qui vaporise sur le linge votre nouvel amidon jeune Fille. J'effacerai sur les chemises de mon mari toutes les rides que je ne veux plus voir sur mon visage. Cinq francs c'est donné, monsieur Florian.
Florian : (Seul.) je n'ai même plus besoin de faire du baratin. Je ne vends pas mon amidon : elles me l'arrachent.

SCÈNE 15 - FLORIAN, LE TENTATEUR
(EN LA PERSONNE D'UN HIPPIE QUI JOUE DE LA GUITARE)
Le Hippie : Et pourquoi pas dix francs ?
Florian : On ferait un méga pulvérisateur qui donnerait à la femme l'impression que cette jeunesse va se prolonger indéfiniment.
Le Hippie : Et pourquoi pas cent francs ?
Florian : On inventerait un distributeur automatique avec cartouches de rechange : chaque cartouche ne permettrait de faire qu'un seul repassage.
Le Hippie : Tu as très bien compris comment tourne la machine. Et pourquoi pas mille francs ?
Florian : Mille francs ! (Le hippie continue à gratter sa guitare. Florian se retourne vers le public.) Cette fois-ci, c'était un défi à la taille d'une haute direction. Des hommes chauves, diplômés, surmenés et bien payés qui, en d'autres temps, eussent été explorateurs, professeurs, généraux, compositeurs, banquiers, ministres, se mirent au travail et se penchèrent avec tout leur pouvoir de concentration sur un problème qu'ils avaient jusqu'ici abandonné à leurs femmes. Mais ce n'était plus de leurs femmes qu'il s'agissait, c'était de la MÉNAGERE ! Comme si, collectivement, les femmes eussent été incapables de faire face aux difficultés que chacune avait résolu tout simplement dans son petit coin. La ménagère élevée à la dignité de grande déesse économique. Où est-elle ? Que fait-elle ? Comment vit-elle ? Que peut-on faire pour elle ? Ils en discutèrent gravement en experts. Le repassage était devenu une chose sérieuse, une affaire d'hommes. Les réunions de travail se prolongèrent au cours des soirées mondaines, et pendant que les dames papotaient, eux, mathématiciens, économistes, ingénieurs, psychologues, s'entêtaient à résoudre le grave problème dont ils s'étaient emparé et auquel ils avaient prêté un peu de leur importance. Ils accouchèrent enfin d'une solution. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? La machine Florian dosait l'amidon en fonction de la température du fer, de la nature des tissus, et de l'humeur de la repasseuse. Elle marchait à l'électricité. Elle consommait même suffisamment de courant électrique pour intéresser les messieurs chauves, diplômés, surmenés et bien payés qui en fabriquaient. De plus, elle tombait en panne avec une fréquence soigneusement calculée pour entretenir un mouvement rentable de pièces de rechange. Et même... mais voyez plutôt

SCÈNE 16 - FLORIAN, LA MÉNAGÈRE
(EN LA PERSONNE DE CAROLINE)
Caroline : Monsieur Florian ! Vous voilà enfin !
Florian : Malheureusement, madame Caroline, je serai obligé de vous demander un petit délai...
Caroline : Mais, monsieur Florian, comment voulez-vous que je fasse ? Mon linge s'entasse dans la chambre à coucher, et je ne sais pas encore me servir de la machine que mon mari m'a offerte pour mon anniversaire.
Florian : Nous sommes débordés. Depuis que la Préfecture a instauré un permis pour le maniement de nos machines, il y a eu comme une espèce de frénésie.
Caroline : Mon mari risque de perdre sa place si ses vêtements ne sont pas florianisés chaque matin : on le lui a dit au bureau. Son chef lui a déjà fait des remarques.
Florian : Remarquez que, pour vous être agréable, je pourrais vous faire passer le code dans trois jours : mais pour la conduite je ne peux pas vous promettre avant quatre mois.
Caroline : Nous nous ruinons à porter nos vêtements chez le florianisateur public. Et s'il faut encore payer les leçons...
Florian : Un minimum de deux leçons par semaine, je ne garantis rien au-dessous. Mais songez à l'économie que vous allez faire quand vous aurez enfin votre permis.
Caroline : Vous avez raison, monsieur Florian.
Florian : (Seul) (Au public) Je vous ai fait entendre un petit extrait de ce dialogue pour vous montrer à quels sommets Florian s'était élevé. Il faisait maintenant travailler plus de 150 000 personnes, et vendait ses produits dans trente-sept pays du monde. Il était comme pris dans le puissant appel du marché qu'il avait créé. Créé, c'était le mot. Il éprouvait, il faut bien le dire, un certain plaisir à se sentir ressembler à Dieu le Père. Le Créateur avait fait quelque chose avec rien ; Florian aussi. Enfin, pas exactement avec rien, mais avec deux sous d'amidon. Entre deux sous et rien, la différence aujourd'hui est si petite... pas plus grande en tout cas qu'entre Florian et Dieu.

SCÈNE 17 - FLORIAN, LE TENTATEUR
(EN LA PERSONNE DU MINISTRE)
Le Ministre : Cher monsieur Florian, c'est le ministre de l'Industrie, et non pas seulement l'ami, qui vous parle.
Florian : Monsieur le Ministre...
Le Ministre : Si je me trouve ici, entouré de la foule de vos admirateurs, c'est pour reconnaître par un geste solennel tout ce que vous avez fait pour la Nation.
Florian : Je ne suis qu'un pauvre marchand d'amidon.
Le Ministre : Monsieur Florian, la modestie vous sied mal. Au nom du Président de la République, je vous fais Commandeur dans l'Ordre de la Valeur Ajoutée, et Duc de la Principauté de Plein Emploi. (Ils s'embrassent et s'applaudissent eux-mêmes.)
Florian : Monsieur le Ministre, je tâcherai de me rendre digne de l'honneur qui m'est fait.
Le Ministre : (Le prenant à part et l'entraînant dans un coin de la scène.) J'insiste, cher monsieur Florian : 10 000 francs
Florian : Quoi ?
Le Ministre : 10 000 francs.
Florian : Vous voulez dire... ?
Le Ministre : Oui. Le gouvernement, à l'unanimité moins une voix, a décidé que le prix de l'amidonneur devait progressivement être porté à 10 000 francs. Il est absolument indispensable que vous épongiez les revenus élevés que vous avez eu la faiblesse de distribuer trop généreusement à vos employés. De plus, ce prix de 10 000 francs contribuera, sans faire baisser le niveau de vie, à fixer le pouvoir d'achat des citoyens sur des produits tout à fait inoffensifs pour le Gouvernement. Si le peuple s'enrichissait, il deviendrait arrogant. Je peux compter sur vous ? (On entend un roulement de tonnerre.)
Florian : Bien entendu. Je me suis toujours soumis à vos volontés.
Le Ministre : Nous ne prendrons sur vos nouveaux bénéfices qu'une participation modeste : après tout c'est à notre demande que vous vous sacrifiez.
Florian : Mais en échange, monsieur le Ministre, (il l'entraîne de l'autre côté de la salle)... vous avez tous les pouvoirs, n'est-ce pas ?
Le Ministre : Naturellement.
Florian : Mais en échange, monsieur le Ministre, il me faut un petit coup de main. Voilà : j'ai eu connaissance qu'un inventeur misérable et criminel a mis au point un procédé qui dispenserait de repasser les tissus. Ce n'est rien encore : qu'un bruit, qu'une idée, qu'un souffle. Mais songez à ce qui arriverait si... plus d'amidon, plus de machine.
Le Ministre : Ce serait une catastrophe.
Florian : Les cent cinquante mille chômeurs des établissements Florian se déverseraient dans les rues comme un torrent hérissé de pancartes et tel un bouchon de champagne par un temps d'orage, le gouvernement sauterait.
Le Ministre : Manifestement, cet inventeur a perdu la raison. J'en fais mon affaire.
Florian : Je n'en attendais pas moins de vous. Va, tu es un fidèle compagnon ! (Il l'embrasse.) Et moi, sitôt dit, sitôt fait, je passe à 10 000 francs.
Florian : (Seul.) Ainsi la machine Florian fut-elle chargée de faire circuler l'argent, ce sang de la civilisation, dans les tuyauteries de la société industrielle. Ainsi fut-elle transformée en une grande pompe à revenus et prit-elle, à ce titre, place à côté de l'automobile, monstre à sept bouches dévoreuses de ressources et de temps, de l'appartement de standing jamais assez tapissé, moquetté, chauffé, meublé, doré, décoré, admiré, du vêtement de haute couture qui sait faire payer à son juste prix l'illusion de ressembler aux vedettes de ce monde, de la haute fidélité, coûteuse écurie de décibels piaffant dans des appartements trop petits pour en supporter le galop, de la station de ski moderne, où le plaisir de la montagne atteint un extraordinaire degré de recherche et de prix, de la grande ville enfin, entassement de citoyens soumis à de formidables pressions, mégamachine de l'ère industrielle, qui aspire et refoule avec une efficacité épouvantée...

SCÈNE 18 - FLORIAN, LA MÉNAGÈRE
(EN LA PERSONNE DE MARIE)
Marie : Monsieur Florian, c'est moi, Marie...
Florian : Marie ! Quel joli nom, un peu rétro, mais c'est la mode.
Marie : Dix mille francs ! Je cale, je ne peux pas.
Florian : Allons, madame Marie, remettez-vous. C'est pourtant une belle machine.
Marie : Je ne dis pas le contraire, mais dix mille francs, c'est trop.
Florian : Vous ne voulez pas me laisser avec ma machine sur les bras.
Marie : Je voudrais bien vous dépanner, mais je ne vois vraiment pas comment.
Florian : Passons un marché... Vous venez travailler dans mon usine et je vous fais cadeau de la machine. C'est une faveur que j'accorde à mes clients les plus fidèles.
Marie : Vraiment ? Mais est-ce que je saurai faire ?
Florian : Je vous apprendrai... Et puis, vous verrez, mes ateliers sont clairs et bien chauffés ; les ouvriers et les ouvrières y rivalisent aimablement d'adresse autour des machines dociles ; il y a une ambiance du tonnerre : un vrai Club Méditerranée, huit heures de passe-temps quotidien. C'est moi qui vous l'offre. Au bout de huit à dix mois, là machine Florian sera à vous.
Marie : C'est vrai ? Je pourrai la prendre chez moi ?
Florian : Naturellement. Et je vous ferai un rabais.
Marie : Cela me fait bien envie, monsieur Florian.
Florian : Passez-vous votre envie, madame Marie.
Marie : C'est toujours agréable de profiter d'une occasion.
Florian : Eh ! bien, à demain matin, madame Marie.
Marie : A demain matin.
Florian : (Seul.) Le docteur Schweitzer - le bon, le saint, le grand docteur Schweitzer - nous raconte que les habitants du Gabon, où il débarqua en 1913, étaient des hommes libres auxquels la nature fournissait gratuitement une abondante subsistance. Comment les amener à travailler dans les exploitations forestières des compagnies européennes ? Ces indigènes n'éprouvaient aucun besoin d'argent. Le meilleur et le plus efficace des moyens fut de créer un impôt. Pour le payer, les Gabonais durent travailler au moins quelques mois par an. La formule de l'impôt fut considérée à cette époque comme la plus efficace, car elle permettait de récupérer intégralement le salaire versé. Aujourd'hui, nous devons joindre l'utile à l'agréable et, sur le chemin de la récupération, nous plaçons quelques bons produits bien empaquetés qui dissimulent la manœuvre et fournissent des emplois... C'est ainsi - et comment ne pas l'avoir reconnu plus tôt - que la somme des salaires que je verse, bon an mal an, à mes trois cent mille ouvriers et ouvrières, représente à quelque chose près l'exacte contrepartie du montant des achats que me font chaque année mes clientes. Ce qui veut dire que, collectivement, les ménagères de France reçoivent de Florian, et la machine à amidonner, et l'argent pour l'acheter. Quelle générosité ! Je ne peux m'empêcher de penser à la maxime que m'a enseignée mon vieux curé : "Bonum diffusivum sui." Le bien ne peut pas se contenir. (Il allume un gros cigare.) Au point où nous en sommes arrivés, je me demande ce que mon génie créatif va encore me faire inventer.

SCÈNE 19 - FLORIAN, LA MÉNAGÈRE
(EN LA PERSONNE D'ADRIENNE)
Adrienne : Monsieur Florian, monsieur Florian...
Florian : Ce n'est pas à toi maintenant, c'est à l'autre (il fait un geste pour désigner le côté d'où vient habituellement le tentateur).
Adrienne : Tiens, vous me tutoyez maintenant ! A l'autre ? Qui ça ?
Florian : Celui qui (il fait un autre geste)... me donne des idées pour faire de bonnes affaires. Toi, retourne à ton travail.
Adrienne : Non, monsieur Florian, cela ne me concerne plus. je me suis laissée prendre jusqu'ici, mais c'est fini. Monsieur Florian, donnez-moi mon compte.
Florian : Ton compte ?
Adrienne : Oui, mon compte. je vous quitte, je m'en vais, j'en ai assez... Et si je suis la première, je ne serai pas la dernière : nous en avons toutes assez. La journée, il faut fabriquer la machine à Florian, le soir chez nous, il faut la faire marcher. Ça suffit, ça ne nous amuse plus.
Florian : Pourtant notre dernier modèle, la Floriana 27, est une merveille de l'électronique !
Adrienne : Justement, ça nous ennuie, l'électronique.
Florian : Tu ne vas pas dire que... Ô MÉNAGÈRE!
Adrienne : Regardez, monsieur Florian. J'ai retrouvé le petit livre de recettes de mon arrière-grand-mère : « Col de chemise : une cuillère d'amidon dans un bol d'eau - Poignets : deux cuillères - La cornette de la Sœur Saint-Vincent-de-Paul : quatre cuillères. » On peut avoir dix-huit cuillères pour deux sous.
Florian : Qu'est-ce que c'est que ce livre ? C'est interdit de... (il veut lui arracher le livre).
Adrienne : Deux sous d'amidon, cela fait dix centimes. J'ai acheté ce matin pour dix centimes d'amidon et j'ai rempli une vieille boîte qui traînait dans un de mes placards : j'en ai pour l'hiver, je suis une ménagère heureuse. (Florian se sent mal et s'écroule.) Mais qu'avez-vous, monsieur Florian ? Ce n'est tout de même pas...

SCÈNE 20 - FLORIAN, LE TENTATEUR
(EN LA PERSONNE D'UN CHÔMEUR)
LA MÉNAGÈRE (EN LA PERSONNE D'ADRIENNE)
Adrienne : Qui êtes-vous ?
Le Chômeur : Monsieur Florian me connaît bien.
Adrienne : Vous êtes en train d'interrompre une conversation privée.
Le Chômeur : Je venais lui dire... C'est très important.
Adrienne : Lui dire quoi ? Vous ne voyez pas dans quel état il est ?
Le Chômeur : Rassurez-vous, cela n'est rien. Nous n'en sommes pas à un marchand près. Je venais lui dire que s'il voulait bien vendre sa machine 20 000 francs, cela lui permettrait de me donner du travail...
Adrienne : Ah ! vous tombez bien, vous ! Vous êtes au chômage ?
Le Chômeur : Hélas oui, madame. Et comme on vient de nous l'expliquer, notre sort dépend de la générosité des grands industriels qui, à condition d'augmenter les prix, peuvent multiplier les emplois.
Adrienne : Vous voulez du travail ! Tenez, voilà ma blouse. Vous êtes embauché.
Le Chômeur : Merci, madame.
Adrienne : Mais à 20 000 francs la machine à amidonner, vous n'en vendrez pas une seule.
Le Chômeur : Au contraire, nous en vendrons deux fois plus. Et à ce prix-là, monsieur Florian pourra m'acheter les ordinateurs et m'équiper les laboratoires dans lesquels sera mis bien sûr au point le modèle à 40 000 francs qui ne tardera pas à voir le jour.
Adrienne : Mais vous êtes complètement fou
Le Chômeur : Personne n'est plus raisonnable que moi. Il me semble même que je suis la seule substance rationnelle de ce monde en folie.
Adrienne : 40 000 francs la machine ! Il y a longtemps que je me posais des questions. Maintenant je comprends tout : TU ES LE TENTATEUR !
Le Chômeur : Vous vous faites des idées. Si seulement vous n'aviez pas autant d'imagination !
Adrienne : Je te reconnais bien (geste de serpent). Mais aujourd'hui, non, je ne croquerai pas la pomme. C'est toi qui vas y laisser ta peau. (Aux spectateurs.) Nous en sommes arrivés à la fin d'un processus séculaire. Florian vient d'avoir un infarctus et moi, la MÉNAGÈRE, par suite d'un dérèglement caractérisé du rythme de cette représentation, je me trouve soudain en face de son mauvais génie, de son âme damnée.
Le Chômeur : Oh ! tout de suite les grands mots
Adrienne : Parfaitement. Et il ne s'en tirera pas comme ça. (Elle l'attrape par le col.)
Le Chômeur : Ayez pitié d'un pauvre chômeur
Adrienne : Chômeur, mon oeil ! C'est toi qui m'as fabriqué toute ma misère ! Ôte cet hypocrite déguisement et parais enfin dans ta réalité. (Le Tentateur apparaît vêtu d'un collant noir.) Voilà : c'est bien ce que je pensais. (S'avançant vers le public.) Mesdames, Messieurs, je vous annonce que la dernière machine à amidonner de l'histoire, que nous allons pour cette raison baptiser la « Floriana Ultima », va être fabriquée dans cette usine par ce monsieur que voilà, puisqu'il y tient tant. (Elle lui donne un coup de pied.) Cette machine sera immédiatement mise aux enchères et vendue comme le témoignage définitif de la bêtise humaine. A combien se monteront les offres ? Je n'en sais rien. A mon avis, la Floriana Ultima n'a pas de prix... En tout cas, cela nous suffira largement pour placer notre Tentateur en orbite autour du monde, d'où il contemplera éternellement cette terre qui lui échappe. Ou si, par hasard, la Floriana Ultima ne trouvait pas d'acquéreur, le même monsieur que voilà s'engage par ma voix à en avaler toutes les pièces les unes après les autres : et sans qu'il puisse lui être fait grâce d'aucune, j'y veillerai personnellement (autre coup de pied). En commençant par les plus petites et en finissant par les plus grosses...
Le chômeur redevenu le Tentateur : Grâce, madame ! (Il tombe à genoux.)
Adrienne : Regardez ce pauvre diable !
Le Tentateur : Votre colère est terrible
Adrienne : Y a-t-il une troisième voie qui nous épargnerait ces horreurs ? Eh ! bien, oui ! Et après en avoir délibéré, nous admettrons que ce monsieur que voilà accepte, pour gagner honnêtement sa vie, d'embrasser la misérable profession de comédien - il sera certainement très doué - et, par la représentation qu'il en donnerait chaque soir, entreprenne d'expier longuement ses méfaits... Qu'en pensez-vous ? Tel est du moins le pacte que nous avons conclu avec lui lorsque nous avons décidé de monter cette pièce, qui touche à sa fin et dont nous tenons à vous rappeler qu'elle n'est évidemment qu'une fiction : la réalité, c'est vous qui la vivez, chers spectateurs. Mais pour en revenir à notre Tentateur, ne trouvez-vous pas qu'il a ce soir bien joué son rôle et pieusement manifesté son repentir... Si tel est bien votre sentiment - tout diable même repenti ne vivant que de l'admiration qu'on a pour lui - donnez-lui, s'il vous plaît, sa petite ration d'applaudissements. (Applaudissements)... Cela suffit : et n'oubliez pas dans votre distribution les camarades (elle relève Florian) qui ont eu l'audace de faire un pacte avec lui... (Applaudissements.) Pour vingt francs (chiffre à actualiser) ne trouvez-vous pas que nous vous avons offert une mesure de plaisir bien tassée...
Le Tentateur : Vingt francs ? et pourquoi pas quarante ?
Florian et Adrienne ensemble : Quarante francs ?
Le Tentateur : Oui, quarante.
Florian et Adrienne : Tu veux dire : quarante francs la place ?
Le Tentateur : C'est bien cela.
Adrienne : Mesdames, messieurs, il n'y a qu'une façon d'étouffer cette voix, c'est de la couvrir de nouveaux applaudissements. (Ils saluent)

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