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Jésus en Sicile

Michel Fustier

Première partie:

Dialogue de Marie et de Joseph sur l'éducation des enfants


Un certain nombre de bonnes mères souhaitent pour leurs enfants de magnifiques destins et elles travaillent autant qu'elles le peuvent à les y préparer. Il faut avouer qu'entre toutes, la réussite de Marie, mère de Jésus, est impressionnante. Et il n'est pas étonnant que le pauvre Joseph, qui dans cette pièce exprime ses craintes et ses doutes, se sente complètement dépassé. Sujet essentiellement moderne, malgré l'époque éloignée de l'action et son caractère exceptionnel: une mère en effet ne porte pas seulement ses enfants dans son ventre charnel mais aussi dans la matrice de son imagination.
La scène représente la maison de Marie et de Joseph à Nazareth. Ils rentrent chez eux après quatre ou cinq jours d'absence. Ils sont allés à Jérusalem avec "le petit". Ils défont leurs bagages, se rafraîchissent et se réinstallent. Ce sont leurs gestes simples, leurs allées et venues, leurs attitudes, qui constituent l'essentiel de l'action. Les paroles ne viennent qu'en second, ponctuées par des temps de silence plus ou moins longs. Ces temps de silence sont placés là où les impose l'interprétation du texte par les acteurs.

1
MARIE - Tu veux diner? Ça fait deux jours que tu n'as pas ouvert la bouche. Qu'est-ce que tu as?
JOSEPH - Je n'ai pas faim.
MARIE - Il faudra bien que tu manges.
JOSEPH - Où est-il encore passé?
MARIE - Il y avait trois de ses copines qui l'attendaient à l'entrée du village.
JOSEPH - De mon temps, les garçons allaient avec les garçons, et les filles avec les filles.
MARIE - Oh! Sois tranquille, il ne les touche pas. Ce sont elles qui lui courent après...
JOSEPH - Il ne fait rien comme tout le monde. Si j'avais droit à la parole...
MARIE - Je sais, je sais, c'est tout ce que tu sais me dire. Mais tu peux parler, je te le dis, tu peux parler: je ne demande que ça.
JOSEPH - Pourquoi veux-tu que j'aie envie de parler, tu ne m'écoutes pas.
MARIE - Comment peux-tu dire cela?
JOSEPH - Tu n'en fais jamais qu'à ta tête. Et tu trouves que tout ce que tu fais est très bien fait. Que veux-tu que je te dise de plus?
MARIE - A moins qu'il ne soit allé chez Mardochée.
JOSEPH - Chez Mardochée! Entre toi et lui, je ne sais pas comment il pourrait y résister.
MARIE - Tu vois, dès que tu ouvres la bouche, c'est pour m'adresser des reproches.
JOSEPH - Des reproches? Mais non. Simplement...
MARIE - Tu veux dire que tu me donnes ton avis.
JOSEPH - C'est ça.
MARIE - Mais ton avis n'est jamais le même que le mien. On dirait que tu le fais exprès.
JOSEPH - Mais non, je ne le fais pas exprès. Si tu veux que je te parle, il faut que je puisse dire ce que je pense. Sinon je préfère me taire.
MARIE - Tu vois bien!
JOSEPH - On ne peut pas discuter avec toi.
(Marie s'approche du buffet et du placard. Elle commence à préparer un repas)
MARIE - Il n'y a pas grand-chose dans le placard. Tu n'as vraiment pas faim?
JOSEPH - Non, j'ai mal à l'estomac. C'est mon ulcère.
MARIE - Tu ne vas pas me faire une crise. Je me le disais bien! Ça fait un moment que tu n'es pas dans ton assiette. C'est bien la peine de partir en voyage.
JOSEPH - Tu sais bien que je n'aime pas les voyages.
MARIE - Dès qu'on t'arrache à tes bouts de bois... !
JOSEPH - Et encore moins les voyages comme celui-ci.
MARIE - Pourquoi? Tu aurais refusé de mener le petit à Jérusalem?
JOSEPH - Si j'avais su ce qui se passerait, certainement!
MARIE - Ah! C'est ça qui te met dans tous tes états!
JOSEPH - Je ne comprends pas que... Trois jours à se ronger les sangs. Et toi, ça a l'air de t'amuser...
MARIE - Tu vois: tout de suite des reproches.
JOSEPH - Vous lui avez complètement monté la tête, à ce gosse.
MARIE - C'est toi qui te montes la tête. Il est très intelligent, tu sais. Il sait ce qu'il fait.
JOSEPH - Bien sûr qu'il est intelligent. Trop!
MARIE - Et alors, quoi d'étonnant à ce qu'il ait attiré l'attention.
JOSEPH - Justement. Laissez-le tranquille. Comment veux-tu qu'après ça, il s'intéresse à son travail. Je n'arrive jamais à la coincer deux heures de suite dans l'atelier.
MARIE - Il n'a que douze ans! Et puis, il est fragile.
JOSEPH - Fragile! Où as-tu vu ça? Tu le mets dans du coton. A son âge, je connaissais déjà le métier sur le bout du doigt.
MARIE - Toi, tu es un laborieux.
JOSEPH - Heureusement que je suis un laborieux... Je ne suis pas un inspiré! Mais je n'en suis pas plus idiot pour ça.
MARIE - Je ne vois pas pourquoi tu te fais du souci.
JOSEPH - Ah! Tu ne vois pas pourquoi...
MARIE - Tu te fais du souci parce que tu te fais du souci: on dirait que ça te fait plaisir. Tu tournes là-dedans comme un âne fou. Tu veux que je te fasse une tisane avec des herbes que je connais? Ça te fera du bien. Va donc me chercher des copeaux pour allumer le feu. Et rapporte un peu d'eau. Même si tu n'as pas faim, il faut que je fasse un repas. Je te connais: tu n'as pas faim, et puis tu dévores.
JOSEPH - Les ulcères, c'est comme ça.
(Joseph sort. Marie s'affaire. Pendant toute la durée de la pièce, elle confectionnera une préparation de plantes en allant prendre successivement des ingrédients variés dans des bocaux qui sont sur une étagère. Elle peut ajouter au texte quelques commentaires sur sa préparation.)

2
MARIE - (chantant)
Mon âme glorifie le Seigneur,
Mon esprit se réjouit en lui
Parce qu'Il a daigné jeter les yeux
Sur l'humilité de sa servante.
JOSEPH - (rentrant) Tu sais bien que je ne peux pas supporter cette chanson. Je ne sais pas d'où tu la sors.
MARIE - Tu ferais mieux de chanter avec moi.
JOSEPH - Je n'ai pas de voix, tu sais bien.
MARIE - Si tu voulais...! Tu en as encore profité pour aller respirer tes plantes en cachette. Je ne vois pas pourquoi je te fais des tisanes.
JOSEPH - J'ai vu le petit. Il a pris trois figues et une galette. Il ne dinera pas avec nous.
MARIE - Il a dû aller à la synagogue.
JOSEPH - Il ne fait pas attention à sa santé. Tu devrais le surveiller. C'est à cet âge-là qu'il faut prendre l'habitude de manger à des heures régulières.
MARIE - Je croyais que c'était moi qui l'élevais dans du coton. Dis-le lui donc toi-même.
JOSEPH - Oh! moi...! C'est comme cette idée d'apprendre par cœur les Ecritures. Il finira par en devenir maboul.
MARIE - Pourquoi? C'est très bien.
JOSEPH - Ah! Tu trouves...! Je ne sais plus où me mettre à l'abri, moi, devant cette invasion de la parole du Seigneur. Ça finira mal. D'ailleurs, tout ce qu'il cherche à faire, c'est à épater le client. Tu l'as bien vu.
MARIE - Comme tu es méchant! Il a simplement été content de rencontrer des gens avec lesquels il a pu parler.
JOSEPH - Les docteurs de la Loi... Je me méfie toujours. Avec eux, il vaut mieux la boucler. Mais lui, il n'a pas pu résister à l'envie de faire son petit numéro.
MARIE - Il est si jeune.
JOSEPH - Eh! Eh! Pas tant que ça. J'aimerais mieux qu'il cherche un peu à m'épater, moi, à l'atelier.
MARIE - Mais il fait tout ce qu'il peut.
JOSEPH - Oh! Ça ne l'intéresse pas beaucoup. Tu n'as rien fait pour que ça l'intéresse.
MARIE - Qu'est-ce que tu veux dire?
JOSEPH - Je veux dire... Ecoute. Je sais bien que c'est ton fils. Tu vois, il y a longtemps que j'ai envie de... mais tu es si susceptible dès qu'il est question de lui.
MARIE - Moi, susceptible?
JOSEPH - Je ne compte pas les coups de griffes que j'ai reçus chaque fois que j'ai essayé d'aborder le sujet. Tu te retournes vers moi en crachant des flammes.
MARIE - Très bien. Je m'assieds. Je t'écoute. Mais je t'avertis que je ne te laisserai pas l'abimer.
JOSEPH - Il n'en est pas question. Je l'aime plus que toi, tu sais.
MARIE - Aimer, aimer: qu'est-ce que ça veut dire? On serait bien surpris... si on voulait vraiment comprendre. Qu'est-ce que tu veux?
JOSEPH - Je ne me remettrai pas au travail avant d'avoir parlé avec toi.
MARIE - Je t'écoute, tu vois.

3
JOSEPH - J'ai peur que ça se termine mal.
MARIE - Qu'est-ce qui va mal se terminer?
JOSEPH - Moi, je suis un artisan. Je suis fils d'artisan et je fais des charpentes. Lui, pour tout le monde il est mon fils et il doit prendre ma succession. C'est là son rôIe, son destin, sa place dans la société.
MARIE - Elles me sortent par les yeux, tes charpentes.
JOSEPH - Tu vois, tu t'énerves... Tu n'as pas toujours craché dessus et tu as été bien contente...
MARIE - Oui, j'ai été bien contente... Mais ce n'est pas une raison pour toujours remettre ça sur le tapis.
JOSEPH - Je sais bien que tu sors d'une grande famille et que tu as reçu une éducation de princesse. Mais Jésus, c'est le fils du charpentier Joseph.
MARIE - Pourquoi me répètes-tu toujours cela? Tu es agaçant...
JOSEPH - Parce que tu te refuses à l'admettre. Pour les autres, c'est cela qui est vrai. Et pour lui aussi, c'est cela qui est vrai. Et si tu lui bourres la tête avec des fariboles, comment veux-tu qu'il s'y reconnaisse?
MARIE - Des fariboles! Je savais bien que tu allais en venir là. C'est comme cela que tu traites la parole de Dieu.
JOSEPH - La parole de Dieu, c'est la parole de Dieu. Mais l'usage que tu en fais, je ne sais pas si c'est la parole de Dieu.
MARIE - Mais tu déraisonnes! Je suis quand même mieux placée que toi pour...
JOSEPH - Oui, je sais que tu as étudié les secrets du Livre. Mais moi, je regarde ça avec mon gros bon sens. C'est tout ce que j'ai, moi... Tu sais, charpentier, ce ne sont pas les bouts de bois qui comptent, si ce n'est qu'ils vous parlent, eux aussi: et si tu les écoutes bien, tu en apprends des choses, des choses bien ordinaires, mais vraies. Alors moi, qui ai beaucoup lu ce livre-là... Eh bien! Je te le dis carrément, ça m'inquiète. La parole de Dieu, il y a à boire et à manger. Il ne faut pas en faire un mauvais usage.
MARIE - Tu es bien éloquent aujourd'hui.
JOSEPH – Je n'en sais rien Ce que je dis, je le trouve tout simplement avec mon instinct d'homme simple.
MARIE - Alors, dis-moi ce qui t'inquiète. Tu tournes autour du pot.
JOSEPH - Ce gosse, il ne sait plus sur quel pied danser. Moi, je lui apprends le métier de charpentier, et toi, tu lui racontes qu'il a été choisi par le Très-Haut.
MARIE - Que veux-tu que je lui raconte d'autre?
JOSEPH - Ecoute, si tu l'aimes, mets-le à l'abri de tes divagations.
MARIE - Mais enfin, Joseph!
JOSEPH - Je te le dis, ça finira mal.
MARIE - Joseph! (Elle se met à pleurer)
JOSEPH - Allons, Marie, il ne faut pas dire que tu veux m'écouter et puis te mettre à pleurer dès que j'ouvre la bouche. (Il prend le visage de Marie entre ses mains)
MARIE - Ah! Laisse-moi... Tu sais bien que...
JOSEPH - Mais là-dessus aussi, il faudrait s'expliquer. Pourquoi est-ce que tu es comme ça, maintenant?
MARIE - Mais ce n'est plus possible, ce n'est plus possible, tu le sais bien.
JOSEPH - Pourquoi est-ce que ce n'est plus possible? Je ne sais rien.
MARIE - Finis d'abord de me dire ce que tu as à. me dire.
JOSEPH - Tu me promets que, quand j'aurai fini, tu me diras à ton tour ce qui ne va pas?
MARIE - Je te le promets.
JOSEPH - Bien. Je veux dire que pour pouvoir vivre, chacun doit bien savoir qui il est, à quel village il appartient, à quelle tribu, qui sont ses parents, s'ils sont riches ou pauvres, quel métier ils exercent, qui sont ses grands-parents, ses oncles, ses tantes... Enfin, je veux dire qu'un bel arbre est bien enraciné dans un sol qu'il connait et qui lui convient. Alors, le petit, j'aurais voulu tout faire pour l'enraciner, que ce soit un bel arbre, et toi... et toi... vous vous y êtes mis tous les deux avec Mardochée... Même moi, je ne sais plus bien s'il sait qui il est. Bien sûr que je ne suis pas son père: mais il vaudrait mieux pour lui qu'il le croie. Et je ne sais plus bien d'ailleurs si tu sais qui tu es, toi. Vous auriez tous les deux envie de monter dans le char de feu du prophète Elie que ça ne m'étonnerait pas. Toutes ces choses me font peur. Regarde ce qui est arrivé au fils de Jacopo. Il croit des choses. Sa tête travaille tout le temps. Et maintenant il se prend pour un chien de berger.
MARIE - Ne me parle pas de ce demeuré. Tu ne vas pas comparer... Qu'est-ce que tu voudrais que je fasse?
JOSEPH - Il n'écoute que toi. Ramène-le dans le pays de par ici. Revenez tous les deux vers les vôtres. C'est gentil de me faire des tisanes quand le ventre me brûle, mais si tu voulais me guérir...
MARIE - Ça te fera du bien. Si tu te faisait un peu moins de souci, tu irais mieux. N'accuse que toi. Tu t'abîmes la santé.
JOSEPH - Tu ne sais pas ce que c'est. Ce n'est pas confortable d'avoir épousé Marie, la magicienne. Tes histoires avec Jésus, j'en ai soupé. Quand je vois mon fils qui...

4
MARIE - Mais, Joseph, tu viens de le dire: ce n'est pas ton fils!
JOSEPH - Tu n'as pas besoin de me le rappeler chaque fois que tu en as l'occasion.
MARIE - Mais nous n'en avons jamais parlé depuis...
JOSEPH - Si tu ne me le rappelles pas par tes paroles, tu me le rappelles par ta façon d'agir. Tout se passe entre lui et toi... Je vous entends tous les deux vous raconter des choses. Et vous riez ensemble. Et moi je suis dans mon atelier à faire des copeaux!
MARIE - Ce n'est pas parce que tu nous as pris avec toi que tu as le droit de te mêler de ce qui ne te regarde pas.
JOSEPH - De ce qui ne me regarde pas! Mais bien sûr que si que ça me regarde. Si on dit dans le village: le fils de Joseph, il tourne mal, tu verras si ce ne sera pas moi que ça regardera. Ah! je sais bien de qui il sera le fils, alors...
MARIE - Il ne tournera pas mal. Tu verras, tu seras fier de lui.
JOSEPH - Je veux bien... Ce n'est pas moi qui te l'ai fait, mais je le nourris, je le protège... et l'autre, pendant ce temps, l'homme...
MARIE - Quel homme? Il n'y a jamais eu d'homme.
JOSEPH - Comment, il n'y a jamais eu d'homme! Et ce que tu m'as raconté autrefois: ce voyageur, près du puits des chamelles, au coucher du soleil, cet étranger, ce guerrier... Deux mois après, tu es venue me trouver... La danse du charme... Je t'aimais tant, tu es si belle!
MARIE - Joseph, il faut que tu le saches. Il n'y a jamais eu d'homme...
JOSEPH - Le petit est bien vivant! C'est nouveau, ça!
MARIE - Ce n'était pas un homme, c'était, dans toute sa splendeur, le messager du Seigneur.
JOSEPH - Allons, si tu veux, tu peux toujours l'appeler le messager du Seigneur. C'est une question de mots. N'empêche qu'il t'a renversée sur le sable tiède... Dans toute sa splendeur!
MARIE - Il ne m'a pas renversée sur le sable tiède: il s'est prosterné devant moi.
JOSEPH - Avant ou après?
MARIE - Ni avant, ni après. Il s'est prosterné devant moi et alors j'ai su que...
JOSEPH - Que quoi?
MARIE - ...que j'étais enceinte.
JOSEPH - Comme ça, sans rien faire?
MARIE - C'est comme si la parole de Dieu m'avait enveloppée et fécondée.
JOSEPH - Marie, pourquoi me dis-tu ça? Je ne t'en ai jamais voulu, tu sais. Qu'il t'ait désirée, c'était plutôt un hommage. Le petit est très beau. Je l'aime, je ne sais pas si je t'en aurais fait un aussi beau. Pourquoi vas-tu inventer je ne sais quelle histoire...
MARIE - Je n'invente rien. C'est comme ça que ça s'est passé. Et c'est dit dans les Ecritures: "La vierge enfantera."
JOSEPH - Qu'est-ce que tu racontes! Ah! je vois d'où ça vient. Mardochée et ses sornettes... Ah! s'il faisait quelque chose de ses dix doigts, celui-là. On a beau être aveugle! C'est bien joli, les poèmes, mais ce n'est pas avec des poèmes qu'on élève des enfants.
MARIE - Joseph!
JOSEPH - Je comprends très bien que ce soit désagréable d'avoir été violée à quinze ans dans un coin du désert...
MARIE - (furieuse) D'où sors-tu ce que tu viens de me dire? C'est cela que tu marmottes depuis tant d'années à toi-même, dans ton insupportable silence! Comment peux-tu penser cela de moi? Violée! Moi, violée... et j'aurais survécu! Et Jésus serait... Comment as-tu pu imaginer ça?
JOSEPH - Mais enfin, Marie... C'est le fils de l'homme, de toute façon.
MARIE – L'aurais-tu vu de tes yeux? Te l'aurait-on raconté? Je m'en veux, je m'en veux de m'en être remise à toi. Tu me couvres de honte. Si tu pensais cela, il ne fallait pas me prendre avec toi. Il fallait me chasser. J'en aurais trouvé un plus secourable... Je serais allée dans le désert et là, l'ombre du Tout-Puissant s'étendant sur moi, miraculeusement... Pourquoi faut-il que je t'aie rencontré, toi qui n'as pas confiance en moi... Ah! tu ne m'as rien demandé alors. Tu ne m'as rien dit. Et c'est cela que tu pensais de moi!
JOSEPH - Comment veux-tu que je ne pense pas! Je ne suis pas une pierre ou un bout de bois... A moins que tu ne te sois donnée à lui par amour...

5
MARIE - Joseph, tu es odieux! Je ne peux pas rester avec toi maintenant. C'est impossible. Tu me fais horreur. Je vais prendre Jésus et je partirai. Je l'emmènerai loin de toi. Comment pourrait-il supporter ton regard! Je ne veux plus que tu jettes les yeux sur lui. Tu le souillerais. Sais-tu de qui il est le fils véritable? Il est le fils... du Seigneur. Oui, c'est cela, il est le fils du Seigneur.
JOSEPH - Ce n'est pas une explication. Nous sommes tous les fils du Seigneur.
MARIE - Oui, mais quand il s'agit de lui, ça signifie autre chose. Que tu as la tête dure, Joseph! Il n'y a pas eu d'homme, d'aucune façon. Je vais partir, je vais l'emmener, tu lui ferais du mal.
JOSEPH - C'est toi qui lui fais du mal. Tu joues avec lui comme si c'était une poupée de chiffons, tu l'habilles de vêtements qui ne sont pas les siens. Quand tu es venue me trouver autrefois, que ton ventre commençait à s'arrondir et que je t'ai prise avec moi, tu ne m'as pas demandé de croire quoi que ce soit.
MARIE - Comment est-ce que tu as fait pour ne pas deviner? Tu n'as pas entendu ces voix qui te parlaient?
JOSEPH - Tu sais, mes voix, ce sont les choses que je regarde. Quand les nuages s'accumulent, il va pleuvoir. Quand l'homme devient trop vieux, il meurt. Quand un arbre pousse, c'est qu'on a planté une graine.
MARIE - Faut-il que tu portes toujours les yeux vers la terre: il y a des signes dans le ciel! Il y a longtemps que je porte toutes ces choses dans mon cœur. Et avec le temps, elles deviennent de plus en plus claires.
JOSEPH - Et à mesure qu'elles deviennent plus claires, tu t'éloignes de moi. Je comprends maintenant pourquoi tu me tiens à distance.
MARIE - Ecoute-moi, Joseph, tu n'es qu'un homme. Les choses de Dieu te dépassent. La maison de Joseph le charpentier n'est pas assez grande pour contenir le ciel et la terre.
JOSEPH - La maison de Joseph le charpentier est une maison solide avec des fondations profondes... Tu m'as épousé: et maintenant tu veux partir.
MARIE - (exaltée) Quand je te dis qu'il est le fils du Seigneur, cela veut dire que nul autre que le Seigneur n'est son père. C'est un miracle, Joseph.
JOSEPH - D'accord, c'est un miracle!
MARIE - Si tu ne me crois pas, je vais partir.
JOSEPH - Tu ne peux pas partir... Un miracle! Je voudrais te croire, mais laisse-moi le temps. D'un seul coup, comme ça, tu me sers un miracle. Il y a des choses auxquelles il faut qu'on se fasse. Laisse-moi le temps de le manger et de le boire: que je le digère, ton miracle...! Etonne-toi que je ne me porte pas bien!
MARIE - Si tu ne me crois pas, dis tout de suite que je suis folle.
JOSEPH - Mais non, tu n'es pas folle. Allons, là, là, calme-toi. Voilà! Assieds-toi là. Tu es trop belle pour être folle. Avec ces yeux là, tu renverserais les murailles. Que tu es belle quand tu es en colère, ma sorcière.
MARIE - Joseph!
JOSEPH - C'est bien évident, c'est moi qui suis fou... Je suis fou de ne pas te connaître: ce que tu veux, tu le fais. Le miracle, c'est toi. Je te regarde et je sens mon cœur qui fond, comme autrefois... Et le Tout-Puissant est lui aussi comme un petit enfant devant ton regard. Et après tout, pourquoi est-ce que le Tout-Puissant ne prendrait pas ses ordres de toi?
MARIE - Joseph! "J'étais là quand il a assigné à l'univers ses limites. J'étais là quand il a dessiné la frontière des océans. J'étais là quand il a fait surgir les montagnes de la terre... "
JOSEPH - Tu as toujours un verset de l'Ecriture qui tombe à point nommé pour fermer la bouche à tes interlocuteurs. Ah oui! c'est beau, les océans, les montagnes... Ce Livre, tu l'habites; il te soûle. Le vin, c'est moins dangereux. Ton vrai mari, ce n'est pas moi, c'est le Livre. Dis-moi que le vrai père de Jésus, c'est lui.

6
MARIE - Eh bien! c'est exactement ça.
JOSEPH - Je ne te le fais pas dire. Ecoute, si tu veux, d'accord pour le miracle... Après tout, ça ne fait de mal à personne. Mais Jésus! C'est à lui que je pense...
MARIE - Si tu t'imagines que je ne pense pas à lui. Si fort que tu penses à lui, j'y pense mille fois plus fort. Autant que le ciel est au-dessus de la terre...
JOSEPH - Ne recommence pas. Ce que je veux dire, c'est que, moi, ça n'a pas beaucoup d'importance... Je dirais même que ça me fait plaisir en un sens de partager ma femme avec le Tout-Puissant... même s'il me prend la plus belle part. Mais le petit, il faut faire attention au petit. Il faut le tenir en dehors de tout ça. Qu'il grandisse en paix. Tu n'as pas besoin que ça se sache, ton miracle. Et si le Tout-puissant le veut, il saura bien le faire apparaître; ce n'est pas la peine que nous nous en occupions. Ce que je voudrais, c'est qu'il soit un petit garçon heureux.
MARIE - De quoi as-tu peur? C'est une merveille d'enfant. Il n'a pas treize ans et il a conquis tout Nazareth. Tout le monde l'aime...
JOSEPH - Tout le monde l'aime, oui, c'est vrai... Mais c'est presque une maladie chez lui. S'il n'a pas rassemblé tout son monde derrière lui, il ne peut pas s'endormir. Et s'il s'est disputé avec un de ses camarades...
MARIE - Mais tous les enfants aussi l'adorent. Il en fait tout ce qu'il veut.
JOSEPH - Oh! Ça c'est une chose que tu as su lui apprendre. Faire marcher les gens. Il a les mêmes yeux que toi. Mais ce n'est pas forcément le bonheur, de faire marcher les gens.
MARIE - Si tu crois que, toi, tu ne marches pas!
JOSEPH - Je ne marche pas, je me précipite. C'est bien ce qui me fait peur. Il m'emmènerait jusqu'au bout du monde. Il me ferait faire trente-six bêtises avant que j'aie eu le temps de m'apercevoir d'une seule. C'est dangereux! Tu sais ce que j'ai entendu dire? Qu'ils ont formé une sorte de petite société secrète, avec des cérémonies d'initiation et des mots de passe, des mystères...
MARIE - Mais tous les enfants font ça... Tu ne sais pas ce que c'est que les enfants. Je me demande si tu as jamais été enfant. C'est un amusement.
JOSEPH - Moi, je lui interdirais ce genre d'amusement.
MARIE - Mon pauvre Joseph, tu n'y comprends rien. Si tu lui interdis, il se précipitera dessus. Un enfant, ça désobéit comme ça respire. Il n'en fait qu'à sa tête. Ne le culpabilise pas.
JOSEPH - Que veux-tu, je trouve ça inquiétant.
MARIE - Inquiétant, mais pourquoi? Tu vois bien ce qu'ils font: ils font du théâtre, ils récitent des psaumes...
JOSEPH - Ça, c'est leur activité officielle.
MARIE - Les enfants ont de l'imagination. Il faut qu'elle se donne libre cours.
JOSEPH - De l'imagination, oui. Mais ils ne reculent pas devant un peu de mystification. Comme la nuit où ils ont fait croire au vieux Mathias qu'il y avait des fant6mes autour de sa maison.
MARIE - Ce n'était qu'un jeu. D'ailleurs le roi Saül a bien évoqué les morts! Ils voulaient simplement que Mathias rende la chèvre de Judith, qu'il avait confisquée parce qu'elle broutait dans ses blés. Ils ont bon cœur.
JOSEPH - Ils ont bon cœur...! Tous les moyens ne sont pas bons. Et dis-moi ce qu'ils font tous, là-bas, dans la clairière des sycomores?
MARIE - La plupart du temps, ils répètent leurs pièces. Ils représentent des épisodes des Ecritures. Le passage de la Mer Rouge ou les trompettes de Jéricho. Tu n'as rien à redire? Et c'est si bien imité que toutes les fois on croirait que c'est vrai. Ils ont installé toute une machinerie. Tout le monde s'y laisse prendre.
JOSEPH - Mais encore une fois, c'est bien ce que je redoute.
MARIE - Qu'est-ce que ça peut faire? Au théâtre, tu n'as pas de pain et tu en as, tu es malade et tu guéris, tu es mort et tu ressuscites...
JOSEPH - Mais eux aussi, ils finissent par y croire. Ils ne savent plus bien où ils en sont, quand ils jouent et quand ils ne jouent pas. L'autre jour à l'atelier, il avait planté un vieux morceau d'olivier dans un tas de copeaux et il me disait: "Tu vas voir, je vais le faire refleurir."
MARIE - C'est bien innocent. D'ailleurs ce n'est pas lui qui l'a inventé, c'est dans les Ecritures.
JOSEPH - Je l'aurais parié! Et ce n'est pas innocent. Quand on s'attaque à l'ordre des choses, on finit toujours par tomber sur ceux qui en sont les gardiens. La réalité, c'est la réalité. Et puis il a une telle imagination qu'il ne se contente pas de citer les Ecritures. Il brode. Il commence à inventer ses petits mystères à lui... Il est prêt à peupler le ciel et la terre de personnages qu'il fait surgir de sa tête, au fur et à mesure qu'il en a besoin: des poèmes, des contes, des fables. Pour monter mes charpentes, j'ai besoin d'un apprenti qui ne rêve pas, d'un apprenti qui ait les deux pieds sur terre. Tu te souviens du jour où ils ont joué le roi David? Il n'arrivait pas à en sortir. Il avait assemblé des bouts de bois dans la cour. Il disait que c'était l'Arche et il dansait devant. Et lorsqu'il entrait dans l'atelier, il fallait que je baise le bas de sa tunique.
MARIE - Pourquoi est-ce que tu ne veux pas jouer avec lui?
JOSEPH - Il y a jouer et jouer. Moi je ne joue pas à ça. C'est toujours des grandes misères, les gens qui ne savent plus qui ils sont. Quand tu traces ton sillon, si tu regardes à c6té ou trop loin, ça ne va plus.
MARIE - Et si tu regardes en arrière?
JOSEPH - C'est encore pire.
MARIE - Tu vois bien! C'est un enfant. Douze ans, c'est le bel âge. C'est comme un petit homme dans sa perfection.
JOSEPH - Tu comprends bien qu'avec tout ça, son théâtre, ses personnages, s'il entend parler du "messager du Seigneur" et de toutes tes histoires de miracles, il va se précipiter dedans. Alors je ne sais pas bien ce qui se passera là-dedans (Il montre sa tête), comment il s'en sortira. Ça risque de ne plus être du théâtre.
MARIE - Joseph, tu parles comme si cela dépendait de nous, de moi. Tu sais bien qu'il n'a pas besoin d'entendre dire ces choses pour les connaitre. Qu'on le lui dise ou non, ça ne change rien. Sais-tu ce qu'il m'a répondu, quand nous l'avons retrouvé après ces trois jours? Il m'a dit: "Il faut que je sois aux affaires de mon père."

7
JOSEPH - Il a dit ça! Ça y est! C'est bien ce que je craignais. Les affaires de mon père! Ou c'est très innocent, ou c'est très inquiétant... J'ai peur que ce soit plutôt très inquiétant. S'il se doutait de ce que tu... Ah! qu'est-ce que c'est que cette machination entre lui et toi?
MARIE - Tu sais bien qu'il faut aller de l'avant. Le Seigneur a fait une promesse à son peuple.
JOSEPH - Pourquoi faut-il aller de l'avant? Et qu'est-ce que c'est que cette promesse? Les promesses du Seigneur, il y en a de pleins parchemins. Même les faux dieux font des promesses. De quoi veux-tu encore parler?
MARIE - Le Tout-Puissant nous a promis un Sauveur.
JOSEPH - Et des promesses en l'air, il y en a aussi. Ça ne coûte rien, une promesse. Ça fait prendre patience.
MARIE - Tu blasphèmes, Joseph. Un Sauveur!
JOSEPH - J'ai bien entendu. Et qu'est-ce que ça veut dire un Sauveur? Tu le sais? Pour nous sauver de quoi...? De quoi te mêles-tu? Pourquoi veux-tu que ce soit sur nous que ça tombe? Tu serais bien avancée si Jésus venait te dire un jour: "Je suis le Messie".
MARIE - Mais Joseph, il l'est!
JOSEPH - Qu'est-ce que tu me dis? Ah non! pas ça! Je n'avais vu que les oreilles du lièvre! Marie, fais de moi ce que tu veux, fais-moi croire ce que tu as envie que je croie: je crois tout d'avance sans poser de questions. Mais lui, laisse-le en dehors de tout ça, il n'y est pour rien. Tu déménages complètement. Je ne permettrai pas ça... Quand je pense qu'il faudrait que j'évite de me faire du souci!
MARIE - Tu vois, Joseph, la première fois que j'ai compris ce qui arrivait, c'est quand nous sommes partis pour l'Egypte chez nos cousins.
JOSEPH - Il y a longtemps que ça mijote dans ton chaudron. Pourquoi est-ce que tu ne m'en as pas parlé?
MARIE - C'est difficile de dire certaines choses. Tu vois bien comme tu es. Et puis j'avais tellement peur, je ne pouvais pas le dire.
JOSEPH - Ah oui! ça, tu avais peur. Je crois que jamais femme n'avait fait un pareil caprice... Il faut partir, il faut partir. Il a bien fallu que je cède. J'en suis encore tout honteux aujourd'hui.
MARIE - Mais tu ne te souviens pas que les troupes d'Hérode étaient dans les parages?
JOSEPH - Eh bien! Des manœuvres, c'est fréquent.
MARIE - Mais ils venaient me le prendre, ils savaient! A peine étions-nous partis qu'ils sont venus perquisitionner dans le village.
JOSEPH - Perquisitionner! Non, ils avaient des billets de logement tout simplement. Quand nous sommes revenus, tu as bien vu qu'il ne s'était rien passé.
MARIE - Rien passé! C'est à ce moment que le fils de Simon et le fils de Ruben sont morts... On a étouffé l'affaire.
JOSEPH - Il y a toujours des enfants qui meurent en bas âge. Les soldats d'Hérode n'y sont pour rien.
MARIE - Moi, je sais ce qui s'est passé. Je le dirai un jour.
JOSEPH - C'est ça. Et pendant ce temps, nous nous rongions les sangs en Egypte en attendant la mort d'Hérode. Mais je comprends maintenant: tu t'imaginais déjà que ton fils était le futur roi des Juifs.
MARIE - Mais c'est évident, Joseph... Si tu mets bout à bout toutes les choses que nous savons, c'est évident.
JOSEPH - Ah non! Je t'en supplie, pas de politique. Tu veux notre ruine. Hérode est mort, mais quiconque se proclamerait roi... Ah! Si cette idée s'empare de Jésus. Tu le vois avec son petit air de défi! Tu sais bien qu'il ne cède jamais. Il se ferait tuer plutôt que de renoncer à une de ses idées... On dirait même qu'il vous provoque. Moi je finis toujours par m'incliner, mais un jour il tombera sur un bec. C'est très inquiétant, ce mélange de séduction et d'entêtement. Il y a des moments où l'on se demande s'il ne cherche pas la catastrophe.
MARIE - Tu ne peux pas porter atteinte à l'ordre des choses, Joseph. C'est toi qui l'as dit.
JOSEPH - Ce n'est pas l'ordre des choses: c'est le produit de ton imagination. Nous avons un beau petit. Qu'est-ce que nous en ferons? Un charpentier? Pouah... ! Nous en ferons un marchand, ou un soldat, ou un juge, ou un prêtre. Non, ce n'est pas assez beau pour nous. Nous en ferons un roi. Pourquoi pas? Il faudrait qu'il soit de famille royale. Qu'à cela ne tienne: qui ne descend pas de David par ici? Un roi tout simple, un roi tout ordinaire? Tiens, tiens... mais s'il est le fils de David, c'est le Messie. C'est évident. Une belle situation, une affaire d'avenir. Le monde entier partagera l'admiration que nous avons pour lui. Marie, tu crois l'aimer. Tu ne vois pas comment finissent tous les rois: ils s'enivrent, ils deviennent fous, on les empoisonne, on les déporte, on les tue. Pourquoi veux-tu que Jésus soit roi?
MARIE - Il ya roi et roi. Il y a des rois selon l'ordre de la terre et des rois selon l'ordre du ciel. Il y en a qui font régner la paix sur le territoire des nations, il y en a qui font régner la paix dans le cœur des hommes. C'est l'avis de Mardochée. Tu n'aurais pas voulu que ma vie s'arrête à quinze ans. Pour une stupide histoire de...
JOSEPH - Ecoute-moi, Marie. Moi aussi, j'en sais des choses. Le Messie, ce n'est pas un homme, c'est un espoir. C'est l'espérance. Il faut que chaque génération transmette à la suivante l'Espérance. Si tu dis: "Le Messie, c'est Untel." Quelle déception! Que veux-tu qu'un Messie puisse faire contre les Romains, contre la famine, contre la guerre? Et puis, lorsqu'il est mort, il ne reste plus quoi que ce soit: le Messie est venu, il est parti, c'est fini, c'est raté il n'y a plus rien à attendre, personne ne s'en sortira... Le Messie, c'est quelqu'un qui ne vient jamais.
MARIE - Comment peux-tu dire ça! Le Messie doit venir. Le peuple sera sauvé pour toujours.

8
MARIE - Je te répète que de nous deux, c'est moi qui sais le plus de choses.
JOSEPH - Tu ne sais pas les choses, tu les veux... avec une force, avec une certitude, avec une clarté! Je ne sais pas pourquoi je me bats contre toi, je suis vaincu d'avance. Moi j'aurais voulu un fils admirable dans l'art de travailler le bois, avec lequel je puisse discuter de mortaises et de tenons, qui petit à petit me remplace à l'atelier. Et toi, tu veux en faire le Messie!
MARIE - Voyez Joseph le charpentier qui veut mettre la main sur ce qui n'est pas à lui.
JOSEPH - Ah! si les femmes pouvaient se contenter de porter leur enfant dans leur ventre! Tu as beaucoup trop d'imagination... Marie, reviens vers moi. Nous sommes à Nazareth. Je suis charpentier et tu es ma femme. Notre fils nous remplit de joie. Que veux-tu de plus? Nous vieillirons dans notre maison.
MARIE - Nous sommes de la race de David, de laquelle doit naître le Sauveur. Et les nations s'inclineront devant lui. Joseph, ne te mets pas en travers de son chemin.
JOSEPH - C'est moi qui ai envie de m'en aller, maintenant. Je ne veux pas voir ça. Je ne veux pas m'y prêter, je ne veux pas vous y aider. Ce n'est pas raisonnable, ce n'est pas juste, ce n'est pas prudent, ça me rend malade.
MARIE - Tiens, voilà ta tisane. Joseph, mon charpentier, tu ajustes les poutres les unes avec les autres, et tu fais tenir debout ce qui ne demande qu'à tomber. Tu fais des miracles, toi aussi, des petits miracles, mais des miracles quand même.... Que je te regarde dans le fond de tes yeux! Et maintenant écoute-moi: laisse le Tout-Puissant ajuster nos vies les unes avec les autres pour construire sur terre son... temple, son royaume. Laisse-le faire de grands miracles... Laisse-le faire de grands miracles. Tu m'entends?
JOSEPH - Ah non! Ne me regarde pas comme ça. Tu m'as assez fait marcher. Aujourd'hui, c'est fini. Ce n'est pas possible. Si seulement tu me donnais un signe!
MARIE - Bois donc ta tisane. Tu souffres toujours?
JOSEPH - Ça ne m'arrange pas de discuter avec toi. .. Merci! (Il boit)
MARIE - C'est bon? Tu vas voir...
JOSEPH - Oui, c'est bon. (Il boit encore)
MARIE - Est-ce que cela ne te fait pas du bien?
JOSEPH - Si
MARIE - Tu vois bien. (Joseph boit encore) Est-ce que tu as encore mal?
JOSEPH - Non.
MARIE - Tu vois qu'il faut me faire confiance. Maintenant il faut te caler un peu l'estomac. C'est bon de manger aussi.
JOSEPH - D'où sors-tu ce plat?
MARIE - Du four. Tu ne vois pas?
JOSEPH - Je t'ai bien vue l'en retirer, mais je ne t'ai pas vue l'y mettre.
MARIE - Tu étais tellement absorbé par ce que tu disais...
JOSEPH - Mais où as-tu donc pris ces fèves, ce poisson? Je croyais que notre placard était vide.
MARIE - Je le croyais aussi, mais je me suis trompée. Est-ce qu'il ne sent pas bon?
JOSEPH - Ça sent le cumin. Quand l'as-tu ramassé?
MARIE - Sur le chemin en rentrant.
JOSEPH - Je n'ai pas remarqué.
MARIE - C'est un plat que j'ai inventé. Mange. C'est une invention culinaire. Essaie un petit peu, et si ça passe bien tu en reprendras.
JOSEPH - Tu crois?
MARIE - J'en suis sûre.
JOSEPH - Je vais essayer... C'est vrai, c'est bon.
MARIE - Tu vois bien... On dirait ensuite que je ne nourris pas bien mon homme... Ces poissons, tu ne sais pas d'où ils sortent. Et pourtant tu te régales! Quand on a faim, ce n'est pas la peine de se poser des questions. Mangez ce qu'on vous sert! Il faut que tu aies confiance en moi.
JOSEPH - Comment veux-tu que je ne sois pas un peu inquiet?
MARIE - Inquiet? Joseph, Joseph, il ne te sera pas donné aujourd'hui d'autre signe que celui de ce plat qui est sorti du four sans y être entré.
JOSEPH - Marie, je suis entre tes mains comme le brin de paille qu'emporte le grand vent.
MARIE - Le vent qui souffle, c'est l'Esprit du Très-Haut.
JOSEPH - Si j'étais sûr qu'il sait où il va...
MARIE - Ne blasphème pas. Je te ferai une tisane chaque jour. Et petit à petit, tu verras: tu sauras qu'il le sait.

Deuxième partie

Le dieu Chat.


Jésus n'est pas mort sur la croix. Il a été secrètement exilé en Sicile par les Romains. Vingt ans après, son ami Nicodème, personnage important en Israël, le retrouve et le supplie de revenir: lui seul peut réussir à apaiser et à réunifier le peuple juif, dont les rivalités et les excès politiques et religieux commencent à agacer singulièrement les occupants romains. Jésus, qui se dénomme maintenant Gaios, a trouvé dans une sorte d'au-delà de sa doctrine un nouvel équilibre. Il refuse de reprendre un rôle public et politique contraire à ses nouvelles convictions.
Nicodème est mentionné dans l'Evangile de saint Jean comme ayant reçu l'enseignement de la re-naissance -"il faut naître de nouveau"- et comme ayant participé à l'ensevelissement du Christ. Il est donc bien placé pour être le personnage charnière entre la réalité officielle de la mort de Jésus et l'hypothèse dramatique de sa nouvelle vie en exil. Le désordre en Israël -dont l'émergence de la secte chrétienne n'est qu'une infime cause- aboutira effectivement à la destruction de Jérusalem par les Romains en 70 après J.C.. Nousha est un personnage imaginaire. Il se peut qu'elle soit noire ou métisse, une partie de la Sicile ayant été autrefois sous l'influence africaine. Elle est l'héritière d'anciennes traditions matriarcales, où les déesses-mères de la fécondité l'emportent sur les dieux-pères de la force et de la guerre.

Le décor représente l'intérieur d'une maison sicilienne, pauvre, mais vaste et bien tenue.

1
NICODEME - (entrant) Est-ce que tu es Nousha?
NOUSHA - Oui, je suis Nousha.
NICODEME - Bonjour. Moi, je suis un marchand qui vient de Judée.
NOUSHA - Bonjour. Tu as voyagé longtemps?
NICODEME - Comment se fait-il que tu parles le grec?
NOUSHA - Tout le monde parle grec ici. C'est plutôt toi qui as un drôle d'accent.
NICODEME - Tu trouves?
NOUSHA - Qu'est-ce que tu veux?
NICODEME - On m'a dit que tu abritais chez toi un étranger... Il y a déjà longtemps...
NOUSHA - Un étranger?... D'où m'as-tu dit que tu venais?
NICODEME - Je suis Juif. Je viens de Jéricho, près de Jérusalem. Je suis membre du Sanhédrin.
NOUSHA - Le Sanhédrin?
NICODEME - C'est l'assemblée des chefs d'Israël.
NOUSHA - Te voilà bien loin de chez toi. Ici, tu n'es plus chef de rien du tout. Tu voyages pour tes affaires?
NICODEME - Ce n'est pas exactement ça.
NOUSHA - Comment es-tu venu?
NICODEME - Par la mer, puis à. pied.
NOUSHA - Attends que je remette un peu de bois dans le feu. Un étranger?... Il y a beaucoup d'étrangers par ici. Qui est-ce qui t'envoie? Tu n'as plus l'âge de faire de longs voyages.
NICODEME - Je suis venu de mon propre mouvement. Il est de mon pays... Enfin, celui que je cherche est de mon pays. Nous nous sommes connus autrefois.
NOUSHA - Serais-tu un espion?
NICODEME - Et de qui s'il te plait?
NOUSHA - Ou un traitre. Il y en a.
NICODEME - Nous avons tous trahi quelque chose, un jour ou l'autre.
NOUSHA - Veux-tu te rafraichir? Le soleil commence à taper.
NICODEME - Je ne sais pas encore si je suis au terme de mon voyage...
NOUSHA - Si tu n'es pas au terme de ton voyage, plus tôt tu te seras désaltéré, plus tôt tu pourras repartir. (Elle lui apporte une cruche. Il boit) L'eau de par ici est excellente. Nous en avons en abondance.
NICODEME - (Il boit encore) Cet étranger... ?
NOUSHA - Il ne m'a jamais dit d'où il venait. Tout ce que je sais, c'est qu'il avait reçu une sérieuse correction. Et qu'il était circoncis... Mais il n'est plus un étranger. Il est des nôtres maintenant. Il s'appelle Gaios.
NICODEME - Ce n'est pas comme ça que s'appelle celui que je cherche. Pourtant lui aussi avait souffert dans sa chair.
NOUSHA - La mer apporte l'un, emporte l'autre.
NICODEME - Et il était circoncis aussi! Etait-il de peau claire?
NOUSHA - Oui, avec un collier de barbe noire.
NICODEME - Ah!... Mais ce n'est pas son nom.
NOUSHA - Je regrette. Je n'y peux rien...
NICODEME - Il va falloir que je cherche encore. Nousha! Toi pourtant, c'était bien le nom qu'on m'a indiqué.
NOUSHA - Il ya d'autres Nousha par ici. Et puis, peut-être que tu n'as pas bien entendu. Nousha, ou Kousha, ou Pousha... qui sait... Mais qui t'a parlé de Nousha?
NICODEME - Une fille de chez moi. Une certaine Marie-Madeleine.
NOUSHA - Connais pas...
NICODEME - Tu ne peux pas la connaitre. Elle n'a jamais quitté son pays. Mais elle, elle connait un marin grec qui faisait autrefois la ligne de Jaffa à Marseille. Il a pris sa retraite. Ils se sont mis ensemble. Il lui a dit que... celui que je cherche était maintenant en Sicile, près d'Agrigente, chez une nommée Nousha. Jusque-là on l'avait payé pour ne rien dire.
NOUSHA - Comment s'appelle-t-il ton bonhomme?
NICODEME - Il s'appelle Jésus. Mais il y a tellement de Jésus chez nous. Celui-ci était Jésus de Nazareth. Il a été bien connu dans son pays. Puis les Romains l'ont exilé et il a disparu.
NOUSHA - Jésus de Nazareth...? Pourquoi le cherches-tu?
NICODEME - J'ai mes raisons. Pardonne-moi, ce serait trop long.
NOUSHA - Pourquoi l'avait-on payé pour ne rien dire, le marin grec?
NICODEME - Parce que... Tu entends ce qu'il ne faut pas entendre!
NOUSHA - Non, décidément je ne suis pas cette Nousha-là. Cherche ailleurs. Si tu me fais des secrets, je ne t'aiderai pas.
NICODEME - Il y a combien de temps qu'il est arrivé ici?
NOUSHA - Dis-moi ce que tu lui veux.
NICODEME - Qu'est-ce que ça peut te faire puisque ce n'est pas lui qui est ici. Ce n'est pas son nom. Au revoir. Merci pour ton eau.
NOUSHA - Attends: Gaios est le nom que nous lui avons donné. Je n'ai jamais su son vrai nom. Jésus de Nazareth? Peut-être. Bien connu en son pays? Je n'en sais rien. Tu m'étonnes. Pourquoi serait-il parti? Ici, il est heureux. Il chante toute la journée.
NICODEME - Il était mon ami et l'ami de son peuple. Et maintenant nous avons besoin de lui.
NOUSHA - Je n'aime pas ça. Personne n'a besoin de personne...
NICODEME - Ce sont les Romains qui avaient payé le marin grec.
NOUSHA - Je n'aime pas ça du tout.
NICODÉME - Je te comprends tout à fait.

2
NOUSHA - Vous avez besoin de lui? Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Qui a besoin de qui? J'aurais bien aimé que les Romains te corrigent et te rendent raisonnable, toi aussi...
NICODEME - Merci. Tout peut encore arriver.
NOUSHA - Puisque tu as répondu à mes questions... Il a débarqué ici il y a quelque vingt-cinq ans. Un bateau inconnu l'avait déposé sur le rivage. Il était presque mort. Ma mère l'a recueilli. Je l'ai soigné. Ma mère est morte maintenant, elle nous a laissé cette maison. Je vis ici avec mes deux sœurs et nos enfants.
NICODEME - En effet, c'était il y a vingt-cinq ans... Mais pourquoi as-tu fait ça? Je croyais que personne n'a besoin de personne.
NOUSHA - Nous n'avons pas été le chercher. Il est venu tout seul. Ce n'est pas la même chose! C'est nous qui l'avons appelé Gaios. Nous ne savions rien de lui... Si toutefois c'est bien de lui qu'il s'agit. Il a passé deux ou trois ans sans dire un mot ou presque. Ça n'allait pas dans sa tête. On lui donnait à manger, il ne sentait pas le goût des aliments. Il ne savait pas si c'était des fèves, ou des pommes. Il touchait les choses et il ne savait pas si c'était du bois, ou de la pierre, ou de la fourrure... Il se retournait contre le mur et il pleurait. Et puis, petit à petit, ça s'est arrangé. Il s'asseyait parfois dehors au soleil et il laissait couler le sable entre ses doigts. Puis il s'est mis à jouer avec les enfants. Et puis il est allé dans les garrigues, quand le soleil fait éclater les cosses des plantes odoriférantes. Il humait l'air. Et un jour il m'a pris la main, il m'a souri, il a parlé. Ça allait mieux... Et de mieux en mieux! Il s'est mis à s'occuper. Il s'est refait un peu de lard. Il a même pris du ventre... Je l'aime bien... Maintenant il travaille par là, dans les villages, à l'entretien des maisons et à la réparation des barques. Il fait des petits boulots. C'est un bon ouvrier.
NICODEME - Ça pourrait bien être lui. Son père travaillait dans le bois.
NOUSHA - Je me disais bien... Il a un de ces coups de patte, ça ne s'improvise pas. C'est lui qui nous a refait la charpente, là, tu vois? Joli boulot. Il a ses affaires ici. Quand il a fini un chantier, on le voit réapparaître. Il se repose quelques jours. C'est un peu sa maison. Peut-être va-t-il revenir ce matin. Je l'attends plus ou moins pour déjeuner.
NICODEME - Il avait beaucoup d'amis aussi en Israël. Il allait chez les uns, chez les autres...
NOUSHA - C'est lui aussi qui nous a fait cette petite statue d'Isis.
NICODEME - Cette statue d'Isis?
NOUSHA - Elle ne te plaît pas?
NICODEME - Tu dis que c'est lui qui l'a sculptée?
NOUSHA - Oui.
NICODEME - Alors, nous ne parlons pas du même homme. C'est une coïncidence. Ce ne peut pas être lui, je me suis trompé.
NOUSHA - Pourquoi pas lui? Il est très habile.
NICODEME - Ce n'est pas ce que je veux dire.
NOUSHA - Quoi donc alors?
NICODEME - Isis, ce n'est pas dans ses idées...
NOUSHA - Qu'est-ce que tu me racontes? Quelles sont ses idées?
NICODEME - "Tu ne feras pas d'images taillées!"
NOUSHA - Ah? Pourquoi?
NICODEME - C'est un commandement de notre Dieu.
NOUSHA - Il a fait ça pour me faire plaisir. Ses idées, quand il est ici, c'est de me faire plaisir. Son Dieu? Connais pas. Nous vénérons Isis par ici... Isis qui va rassemblant les membres dispersés de son fils bien-aimé. Ce chat aussi, c'est lui qui l'a sculpté: le dieu-chat qui ne s'occupe que de lui! Il l'a sculpté il y a deux ou trois ans. Ça l'a beaucoup amusé: le dieu-chat...! Qui ne s'occupe que de lui et qui, ce faisant, réjouit le cœur de l'homme.
NICODEME - (reprenant son baluchon) Moi qui me croyais arrivé... Je t'ai fait perdre ton temps.
NOUSHA - Tu pars? Peut-être que j'aime mieux ça. Mais tu as l'air bien sûr de ton fait.
NICODEME - Merci de ton hospitalité. Soigne bien ton homme.
NOUSHA - Il arrive. Tu l'entends? (On entend chanter) Tu ne veux pas le saluer?

3
GAIOS - (au loin sur la route, chantant)
Nousha, Nousha, ma voix monte vers toi.
Si je t'oublie, que mon bras se dessèche.
Tu m'as soigné dans ma douleur,
Tu m'as guéri de mes blessures.
NOUSHA - Tu l'entends? Je ne sais pas où il va chercher ça. C'est un poète. (Elle ouvre le volet de la fenêtre) Je te disais bien qu'il chante toute la journée.
GAIOS - (chantant)
Nousha, Nousha, tu es belle, mon amie,
Ton regard me grise comme le vin,
Ton regard me fait délirer dès le matin.
A peine parti, tu vois, je te reviens.
NOUSHA - Cette fois, il arrive en trainant un petit âne avec deux gros sacs en travers. Qu'est-ce qu'il aura encore trouvé? On ne sait jamais à quoi s'attendre avec lui. Gaios, qu'est-ce que tu nous ramènes?
GAIOS - (entrant avec ses sacs, sans voir Nicodème) Des cadeaux pour tout le monde... (Il embrasse Nousha longuement)
NOUSHA - Oh! dis donc, tu sens la sueur.
GAIOS - Je vais aller prendre ma douche. Mais avant, tiens, regarde. Deux longueurs de laine tissée. Nous avons travaillé pour remettre en état l'atelier du tisserand: de quoi te faire un beau manteau. Et puis des pommes de pin pour allumer le feu. Et ça, c'est un bois d'olivier poli par l'eau, que j'ai ramassé sur la plage. Et là, un cadeau des vendangeurs: (Il montre des raisins) regarde comme ils sont beaux! Et des coquillages... Où sont les enfants?
NOUSHA - Ils sont partis avec Tanil et Elissa chercher des herbes dans l'arrière-pays. Ils ne reviendront pas avant ce soir.
GAIOS - Ils vont bien tous?
NOUSHA - Oui. Kal est un peu grognon. Ce n'est rien.
GAIOS - (tirant de son sac un morceau de fer) Et ça... Ça c'est précieux... (apercevant Nicodème) Qui est-ce?
NOUSHA - Un marchand de je ne sais trop quel pays. Il cherche quelqu'un qu'il a connu autrefois. Il croyait que c'était toi. Mais il ne le croit plus...
(grand silence. Nicodème et Gaios se regardent, troublés)
GAIOS - (à peine perceptible) Maitre Nicodème! (Il chancelle et s'appuie)
NOUSHA - Tu le connais? Ô Gaios, qu'est-ce que tu as? (Elle le soutient)
GAIOS - C'est comme si la nuit...
NICODEME - Rabbi!
(un temps très long. Gaios va se rafraîchir le visage. Il s'assied)
GAIOS - (sourdement) Qu'est-ce que tu viens faire ici?
NICODEME - Te chercher, Seigneur.
NOUSHA - Qu'est-ce qu'il raconte? Pourquoi t'appelle-t-il Seigneur?
GAIOS - Tu ne peux pas comprendre... Mais il faut que tu saches que cet homme un jour m'a arraché à la gueule de la mort.
NOUSHA - Cela ne veut pas dire qu'il ait des droits sur toi... Te chercher!
GAIOS - Personne n'a de droits sur personne...
NOUSHA - Prends garde: si cet homme t'a sauvé un jour, ce n'était peut-¬être pas pour toi, c'était pour lui. C'est un marchand. Il échange. Il vient toucher sa récompense.
GAIOS - Non, Nousha, les choses ne sont pas si simples. Maitre Nicodème, laisse-moi t'embrasser les mains. (Il s'incline)
NICODEME - (se précipitant aux genoux de Gaios) Jésus!
GAIOS - Mon nom est maintenant Gaios. (Il le relève)
NICODEME - Oh! Jésus, comment as-tu pu... ?
GAIOS - Je n'ai jamais désiré que tu viennes. Mais puisque tu es venu, il faut que tu me prennes pour ce que je suis. Mon nom est Gaios.
NICODEME - Gaios... ?
GAIOS - Voilà: Gaios, le fils de la terre. C'est comme cela qu'elle m'a appelé, elle, lorsqu'elle m'a trouvé étendu de tout mon long sur le sol de cette île... Abandonné! Comme si je venais d'être mis au monde après un terrible accouchement. Né de nouveau! (à Nousha) Lui, c'est celui qui m'a placé, alors que j'étais à moitié mort, dans les entrailles de ce vaisseau roulé par la mer, qui m'a vomi sur cette plage... Il n'y a pas de raison que tu ignores ces choses plus longtemps... Laisse-moi me reprendre. (long silence)

-4
NOUSHA - Je voudrais en effet bien savoir ce que je n'ai plus de raisons d'ignorer.
GAIOS - A toi de parler, Nicodème...
NICODEME - Il y eut autrefois en Palestine un prophète, un descendant de la maison de David, qui prêcha pendant trois ans une nouvelle loi d'amour, qui donna des signes évidents de sa mission, qui rassembla de nombreux disciples et leur promit un royaume pour eux... Il s'appelait Jésus. Mais les docteurs de la Loi et les Romains l'arrêtèrent et le flagellèrent... Il l'aurait fait mourir si un de ses amis n'était pas parvenu à le faire évader. C'est bien ainsi que ça s'est passé.
GAIOS - Si c'est toi qui le dis...
NOUSHA - Gaios, quels sont ces signes, quel est ce royaume, et qu'est-ce qu'un prophète? Et pourquoi les docteurs de la Loi et les Romains voulaient-¬ils le faire mourir, ce Jésus? Je commence à avoir peur, Gaios...
NICODEME - Parce qu'ils se sentaient menacés.
NOUSHA - Menacés?... Il avait des armées?
NICODEME - Pas d'armées. Mais il était très persuasif, très éloquent. Il séduisait les foules. C'est cela qui leur paraissait dangereux.
NOUSHA - Est-ce qu'il respectait les dieux, ce Jésus?
NICODEME - Pas trop, non... Enfin ça dépend. Le sien, un peu, mais il était plutôt dur avec lui.
NOUSHA - Il prenait beaucoup de risques. Il avait tout le monde contre lui.
NICODEME - Sauf ses disciples... et encore...
NOUSHA - Qui étaient ses disciples?
NICODEME - Des gens simples, des paysans qui avaient beaucoup de difficultés à vivre. Il leur prêchait la patience. Mais certains disaient que c'était la révolte. Il leur faisait des promesses...
NOUSHA - Qu'il n'a pas tenues?
NICODEME - Il n'a pas eu le temps. Ce n'est pas tout à. fait sa faute.
NOUSHA - Tu étais de ses disciples?
NICODEME - Un peu, enfin pas vraiment. Je regardais de loin... Je l'aimais bien.
NOUSHA - Mais qui était-il exactement?
NICODEME - On avait de la peine à. le savoir. Je ne sais pas si lui-même le savait.
NOUSHA - Quand il a débarqué ici, je me suis interrogée. Ce n'était pas un paysan, il n'avait pas le dos courbé; pas un soldat, il n'était pas assez musclé; pas un prêtre, il était maigre comme un clou; pas un noble, il travaillait volontiers de ses mains... alors un artisan? peut-être, mais ça ne collait pas exactement. Et toi, Gaios, qui dis-tu que tu es?
GAIOS - Je suis Gaios. Gaios, rien de plus. Gaios pour toi et pour lui, ici et maintenant. Avant il n'y avait rien, après il n'y aura rien. (silence)... Oh! Nicodème, tu m'as donné un coup terrible. C'est comme si la mort m'était apparue. Mon sang s'est à. moitié retiré de mon corps.
NICODEME - Toi aussi, tu m'as donné un coup terrible... Ce n'est pas moi qui ai risqué ma vie! Tu as été un grand prophète inquiet de Dieu et je te retrouve ici sous les apparences...
GAIOS - ...d'un journalier satisfait, avec une femme et des enfants!
NICODEME - Oui... Si tu crois que les colonnes de mon esprit n'en sont pas ébranlées!
GAIOS - Si tu crois que moi je n'ai pas d'abord été broyé par la meule: au point qu'il a fallu que je me reconstruise, petits morceaux par petits morceaux... Nicodème, voudrais-tu me refuser une nouvelle vie, née de l'ancienne: que je l'essaie!
NICODEME - Ce n'est pas de cette vie que je t'avais entendu parler autrefois.
GAIOS - Es-tu sûr d'avoir bien compris ce que tu as entendu autrefois? Mais tu as raison: tu ne trouves pas ici celui que tu étais venu chercher.
NICODEME - Qui que tu sois, pardonne-moi. Il y a tellement de choses que je ne comprends pas. Moi aussi j'ai changé! Mes pensées s'entrechoquent dans ma tête...
GAIOS - Peut-être vaut-il mieux que tu t'en ailles maintenant, Nicodème. A quoi cela sert-il de regarder en arrière?
NOUSHA - Mais tu vois bien qu'il ne tient plus debout. Je ne comprends rien à vos histoires, mais ce n'est pas une raison pour envoyer promener un étranger fatigué... .
GAIOS - Crois-tu qu'il veuille rester, Nousha? (un temps)
NICODEME - Oui, je resterai. Merci, Nousha. Et pas seulement parce que je suis fatigué... mais parce que je voudrais savoir, je voudrais comprendre... Et peut-être Gaios écoutera-t-il ce que j'étais venu dire à Jésus.
NOUSHA - Si tu y tiens... Quoique ce ne soit pas mon souhait!... Mais pas tout de suite. Il faut te reposer et manger... Et avant, te laver: tu es couvert de poussière. Et toi aussi, Gaios: tu en as bien besoin.

5
(long silence. Nicodème et Gaios sont encore sous le coup de leur rencontre)
NOUSHA - Qu'est-ce que vous avez tous les deux?... Viens, seigneur étranger, pose ton sac ici. Une bonne douche, ça va te réveiller. Est-ce que je peux t'enlever ton manteau? Et ta tunique...?. Une douche, c'est un petit bonheur qu'il ne faut pas laisser passer. Tes sandales aussi. Que c'est crasseux, tout ça! Voilà de l'huile pour te frotter. Le soleil a dû faire chauffer l'eau, fais attention de ne pas te brûler. (Elle ouvre une porte) Tiens, tu peux entrer. C'est Gaios qui nous a fabriqué cette salle de bains. L'eau, c'est notre vie. Tu n'as qu'à tirer sur la cha1nette. (Nicodème sort. Gaios est assis à la table, la tête dans ses mains) Et toi, tu ne vas pas repartir dans tes rêves? Qu'est-ce que c'est que ce royaume? Gaios... Gaios... je suis là... tu ne me vois pas? (Elle le secoue) Allons, réponds-moi, regarde-moi. On dirait que ton esprit s'est envolé. Tu ne sens pas l'odeur des haricots? Laisse-moi poser les mains sur ton front. Oh! là, là! Quel désordre là-dedans! Tout s'agite. Allons, calme-toi, reviens à toi... Tes épaules sont contractées, on dirait du bois. Là, attends... (Elle le masse) Si c'est ça ton royaume... Voilà... Voilà... Dès qu'il aura fini de prendre sa douche, toi aussi tu iras. Ça te remettra. Attends un peu, il faut que je mette la marmite sur le coin du feu... (s'approchant de la porte de la salle de bains) Ça va là-dedans? ...Oui, ça va, j'entends l'eau couler. (remettant les mains sur le front de Gaios) Voilà, ça s'apaise un peu. (très doucement) Tu entends le chant des tourterelles... Tout l'univers n'est qu'un chant de tourterelles. (attente. Gaios embrasse les mains de Nousha) Je vais mettre le couvert. On va déjeuner: ça vous lestera. C'est très bien que les autres soient partis pour la journée. Ce n'est pas la peine de révolutionner la tribu. Vous parlerez tranquillement... Tu peux l'entendre maintenant: tu es fort. Je savais bien qu'un jour ou l'autre ton passé te rattraperait. Ton Nicodème a besoin de parler... Des choses qu'il ne pouvait peut-être dire à personne d'autre.
GAIOS - Oui, Nousha, je l'écouterai. Je peux encore écouter... (Il se presse contre elle, la tête sur sa poitrine) Un homme avec une femme, c'est tellement plus solide.
NOUSHA - (à Nicodème, qui revient) Alors, c'était bon? (à Gaios) A toi maintenant: lave-toi comme il faut, tu en as bien besoin. Et n'éclabousse pas de tous les côtés. (Gaios sort)
NICODEME - Prête-moi un vêtement.
NOUSHA - Oui, bien sûr! Tiens, voilà une tunique. Ce doit être une tunique de Cestius. Elle est un peu grande. Tu veux une ceinture?
NICODEME - Merci. Ton Gaios... (il s'assied) Je ne m'attendais pas à... Et toi, Nousha, qui es-tu?
NOUSHA - (tout en mettant le couvert) Tu le vois. Une femme... Nous vivons ici selon un ordre ancien, de mère en fille. Les hommes vont et viennent, mais nous, nous restons. Notre village a été reconnu comme tel: une sorte de refuge sous la protection de la grande déesse. Même les grands raz-de-marée des armées romaines et carthaginoises nous ont laissé subsister intactes... Nous croyons aux choses: la terre, l'air, l'eau, le soleil. Ce sont nos dieux.
NICODEME - Avez-vous entendu parler de Yahvé?
NOUSHA - Non.
NICODEME - Le dieu des Juifs.
NOUSHA - De Mars ou de Jupiter, oui. Et même de Zeus et d'Amon. Mais pas de Yahvé. A moins que ce ne soit la même chose. Ce sont tous des dieux de la guerre?
NICODEME - Yahvé est un dieu de la guerre sainte, à l'occasion.
NOUSHA - Quelle différence: sainte ou pas... !
NICODEME - Tu as raison. Les guerres saintes sont encore pires. Et comment le marin grec t'a-t-il connue?
NOUSHA - Je ne sais pas. Il y a bien des marins qui passent par ici, tantôt l'un, tantôt l'autre. Elissa en connait deux ou trois.
NICODEME - Elissa, c'est ta sœur?
NOUSHA - Oui.
NICODEME - C'est peut-être ça, l'explication.
NOUSHA - Et c'est peut-être un marin du bateau qui... (rentre Caios. Ils se regardent, embarrassés)
NOUSHA -... Comme ça, vous êtes propres tous les deux! A table maintenant. Vous n'avez pas faim? (Elle met la marmite sur la table) Allons...

6
(Ils se servent et commencent à manger en silence)
GAIOS - Alors?
NICODEME - Tu veux savoir pourquoi je suis venu...
GAIOS - Je ne veux rien savoir du tout. Mais toi, qu'as-tu à me dire, avant de t'en retourner. Décharge-toi de ta besace.
NICODEME - C'est vrai. Je suis venu parce que ça va mal là-bas. Je suis inquiet. J'ai peur. La Judée est comme un chaudron bouillonnant rempli de brigands, de rois, de prophètes, d'assassins, de dévots, de mendiants, de révoltés, de libérateurs... Ils s'agitent tous à qui mieux mieux. Le pays est plus divisé que jamais: on n'en finit pas d'énumérer les partis qui se sont formés. Et par là-dessus, les Romains, qui essaient de tenir la barre. Mais la tempête est telle que le vaisseau risque de se briser... C'est pour ça que je suis venu.
GAIOS - Qu'est-ce que j'ai à voir avec tout ça?
NICODEME - Mais... C'est ton peuple. C'est le peuple de Jésus.
GAIOS - Quel Jésus?
NICODEME - Si tu ne veux pas comprendre...
GAIOS - Je t'ai déjà dit que je n'ai plus rien à faire avec ce Jésus.
NICODEME - J'ai beaucoup souffert des Juifs moi aussi. Pas comme Jésus, bien sûr. Mais nous nous sommes disputés. Ils sont en train de mener le pays à la catastrophe. S'ils continuent, de Jérusalem il ne restera pas pierre sur pierre... Ce n'est pas moi qui l'ai dit le premier. Ni toi non plus d'ailleurs.
NOUSHA - Tu n'as pas faim?
NICODEME - Si, Nousha, j'ai faim... mais j'ai peur plus encore.
NOUSHA - Si tu ne te calmes pas, tu vas mal digérer ton repas.
NICODEME - Tu as raison. Je mangerai tout à l'heure. (Il se lève) Et les gens de là-bas, ces Juifs dont nous sommes, tu les connais aussi bien que moi, tu sais comme ils sont: ils rêvent à longueur de journée. Ils rêvent dans leur tête. Ce qui compte, ce sont leurs idées. Plutôt crever que de céder. Et tous sont tellement sûrs d'avoir raison: tellement têtus, tellement outrecuidants, tellement exaspérants!
GAIOS - Je sais, Nicodème.
NICODEME - Et si on ne les laisse pas faire tout ce que Yahvé leur inspire, ils crient tous à la trahison, à l'impiété, à la damnation.
GAIOS - Tu vois bien que toi aussi...
NICODEME - Sais-tu qu'à Jérusalem il ya des Sicaires armés qui poignardent sur-le-champ tous ceux qui leur paraissent manquer à la loi de Moïse. Inimaginable! Et tout ça vibre comme une roue de char mal centrée... D'ici à ce que ça casse! Et les Romains: tu les connais aussi! Il faut les chatouiller longtemps avant qu'ils se décident à éternuer. Mais quand ça part, ça fait mal. Ils ont déjà de réprimer une dizaine de petites révoltes, avec beaucoup de sang-froid. Au moins, eux, ils savent ce qu'ils veulent. Et tout le monde obéit, chez eux. Pas comme chez nous.
NOUSHA - Si tu continues comme ça, tes haricots vont être froids.
NICODEME - Ça m'a fait du bien de le dire. (Il revient et s'assied à la table) Pas mauvais bougres, les Romains, au fond. Un jour... Tu as entendu parler de Caligula?
GAIOS - :L'empereur qui voulait faire adorer son cheval?
NICODEME - C'est ça. Eh bien! Caligula avait ordonné qu'on lui rende un culte à. Jérusalem, dans le temple.
GAIOS – Oui, je vois!
NICODEME - A lui, pas à. son cheval, heureusement! Les grands-prêtres sont allés voir le proconsul. Ils ont discuté indéfiniment. Lui: service, service! Rien à faire. Alors ils se sont prosternés dans la poussière en face de lui et ils sont restés là cinq jours. Cinq jours sans boire et sans manger. Le proconsul n'imaginait pas que les choses religieuses puissent avoir autant d'importance. A la fin, il a cédé. Il avait peur de les voir crever la bouche ouverte. Chez les Romains, on ne meurt pas pour ses dieux. En revanche, les dieux ne font pas de politique! Heureusement que sur ces entrefaites Caligula est mort!
GAIOS - Et alors?
NICODEME - Eh bien! tout ça pour te montrer que les Romains ne sont pas si terribles que ça. Ils manquent d'intuition, c'est tout. Mais on peut discuter. A condition de ne pas exagérer. Mais si le peuple de Yahvé ne devient pas plus raisonnable... Si tu voulais... (Il s'arrête de manger)
GAIOS - Si je voulais quoi?
NICODEME - Si tu voulais revenir... je veux dire si Jésus revenait, il nous aiderait à. nous tirer de cette situation vraiment très inquiétante.
GAIOS - Cela ne ferait qu'un libérateur de plus. Pour ajouter à. la pagaille...!
NICODEME - Non, pas un libérateur de plus, mais le seul, l'unique, le vrai. Un fédérateur!
GAIOS - Mais non, Nicodème, Jésus est usé. Il a eu son compte. Il a fait son temps. Il s'est fait prendre comme un bécasson. Il a cru que son père des cieux le sauverait... Mais il ne faut pas tenter son père des cieux... ! Et s'il n'y avait pas eu un certain Nicodème pour le tirer d'affaire au dernier moment... On ne peut pas revenir là-dessus. Et d'ailleurs est-ce qu'il y a encore quelqu'un qui se souvient de Jésus là.-bas?

7
NICODEME - S'il y a encore quelqu'un qui se souvient de Jésus...! Ce qu'a dit Jésus est resté gravé dans les esprits... Mais explique-moi d'abord comment tu as pu, toi, sculpter l'image d'un faux dieu.
GAIOS - Quel faux dieu?
NICODEME - Là., derrière. Je me sens mal à. l'aise.
GAIOS - Tu veux dire Isis? C'est ça que tu appelles un faux dieu? Mais ce n'est ni un vrai, ni un faux. C'est un pense-bête. Isis ne s'est jamais mêlée de religion. C'est un truc qui sert aux hommes à s'occuper de leurs cultures: "Est-ce que tu as bien sarclé, est-ce que tu as bien arrosé?" C'est Isis qui est censée te le demander. Ça donne de la vie, de l'animation... Mais en réalité tout se passe là-dedans. (Il montre sa tête) C'est une sorte d'almanach du paysan. Ce que tu dois penser à faire, tu charges Isis de te le rappeler. Quel mal y a-t-il à ça?
NICODEME - Pardonne-moi. Les commandements de Yahvé sont gravés en moi. Il me terrorise encore.
GAIOS - Nicodème, il ne faut pas avoir peur: l'homme est le maitre de Dieu!
NICODEME - Que veux-tu dire? Yahvé est un dieu jaloux.
GAIOS - C'est toi qui dis qu'il l'est.
NICODEME - Moi?
GAIOS - Oui, toi te parlant à toi-même. Vois-tu, Nicodème, il y a deux façons de vivre. Ou bien se battre pour que les choses obéissent à l'ordre que nous voulons leur imposer... et généralement elles n'obéissent pas. Ou bien les prendre comme elles viennent en composant avec elles: le soleil, la pluie, les Romains, la vie, la mort. Je me demande si ça ne marche pas beaucoup mieux. Adorer Caligula dans le temple...! Pourquoi pas? Yahvé est bien au-dessus de ça... Est-ce que la mère de Jésus est encore vivante?
NICODEME - Oui.
GAIOS - Comment vit-elle?
NICODEME - Elle habite chez ses cousins. Tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. Chez Jacques, surtout.
GAIOS - Si tu veux savoir ce qui est arrivé à Jésus depuis qu'il vous a quittés... Eh bien! Il est revenu à la réalité. Il a retouché la terre. Il a cessé de vivre dans son imagination... Ses douloureuses mésaventures, ça l'a fait réfléchir. Il n'y a pas de royaume. Il n'y a pas de signes. Le peuple hébreu n'est pas élu. Il s'est fait des illusions. Jésus a tout raté... Et ce Jésus qui a tout raté, il est devenu Gaios, qui sait faire des bateaux et des toitures, et quelques autres petites choses aussi modestes, mais qui les réussit.
NICODEME - Non, tu ne peux pas dire ça. La colère me prend quand je t'entends. De quel droit... qui te permet de parler ainsi...?
GAIOS - De parler ainsi de Jésus? Et toi, que sais-tu de lui?... Comment va Simon Pierre? Et Jean, et le frère de Jean, et les autres...
NICODEME - Le frère de Jean est mort, Etienne aussi. Les autres vont bien.
GAIOS - De quoi sont-ils morts?
NICODEME - Justement, Gaios, tu ne peux pas comprendre. Il faut que je t'explique...
NOUSHA - Gaios, tu n'as même pas pensé à sortir un flacon de vin pour arroser vos haricots. Tu parles et... Tu n'es pas capable de faire deux choses à la fois! (Elle va chercher un flacon et sert) C'est du vin de notre vigne... Et pourtant, c'est toi qui le fabriques! Parce qu'il sait aussi faire le vin: j'ai découvert ça un beau jour. Et de temps en temps, il prend une bonne cuite... Attendez, je vous ressers des haricots.
NICODEME - Merci. Moi, j'ai fini pour le moment.
NOUSHA - Prends garde, étranger. Ne me l'abime pas. J'ai eu assez de mal à...
GAIOS - Ne crains rien. Quand le vin est tiré, il faut le boire. Continue, Nicodème.

8
NICODEME - Non, crois-moi, le temps de Jésus n'est pas fini. Au contraire! Nousha, tu ne peux pas comprendre si je ne reprends pas l'histoire où tu l'as laissée. Jésus donc, ce jour où les Juifs l'ont livré aux Romains... Pilate n'est pas dupe du tout. Et puis il a besoin d'argent. Je vais le voir, je m'entends avec lui. Nous montons un petit stratagème qui nous permettra de récupérer Jésus vivant, tout en laissant croire aux Juifs qu'il est bien mort... Les soldats ne l'abimeront pas trop, ils lui feront boire un narcotique et on trouvera un prétexte pour le descendre de la croix et l'ensevelir sans trainer... Cependant qu'à Jaffa un bateau l'attend toute la nuit. Les Juifs en seront quittes pour accuser les apôtres d'avoir dérobé le corps, et réciproquement. Ils se disputeront pendant quelque temps, puis tout finira par se calmer. Que veux-tu qu'il arrive? Seulement voilà...
GAIOS - Voilà quoi?
NICODEME - Jésus n'est pas seulement mort, il est ressuscité.
GAIOS - Qu'est-ce que tu racontes: ressuscité?
NICODEME - Mais oui: ressuscité. On ne trouve plus le corps, c'est qu'il est ressuscité! Je ne sais pas qui en a eu l'idée le premier... Je crois que ce sont les grands-prêtres. Ils en avaient tellement peur. Tu connais le proverbe: ce que tu crains arrive.
GAIOS - Ressuscité! Mais enfin!
NICODEME - Pilate n'avait pas prévu ça: pas assez d'imagination. Et la rumeur prend de la consistance. Les apôtres ne se le font pas dire deux fois. C'est leur dernière chance. D'ailleurs, un jour, Jésus a dit quelque chose comme ça. On n'avait pas bien compris à l'époque, mais maintenant c'est évident.
GAIOS - Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire?
NICODEME - Et malgré tous les faux témoins des grands-prêtres, ils construisent en toute innocence un scénario imparable, avec des tas de gens qui l'ont vu, entendu, touché... Tous aussi parfaitement sincères et persuadés que Jésus était parfaitement ressuscité. Ah! ça marche chez les Juifs, la créativité! Moi, je n'ose rien dire. J'avais promis le silence à Pilate. Et de toute façon ils ne m'auraient pas cru. Je me suis même senti obligé de publier un petit récit favorable à la résurrection. Cette résurrection, quelle aubaine! Tous gonflés à bloc, les apôtres. Rien d'étonnant: si Jésus est ressuscité, c'est qu'il est le fils de Yahvé. Là aussi, il l'a dit. Oui, on se souvient bien. Il l'a dit. Peut-être même que c'est Yahvé en personne. Le fils vaut bien le père, pendant qu'on y est. Comme ça, il se serait ressuscité lui-même!
GAIOS - Je t'écoute et j'ouvre des yeux grands comme ça! Ils sont fous...
NICODEME - Mais oui, nous en sommes là! Que veux-tu? Après tout, cela ne fait de mal à personne. La doctrine de Jésus est parfaitement recommandable. Tu sais quelle admiration j'avais pour lui. Rien à voir avec le cheval de Caligula! Mais tu vois les conséquences politiques: les grands-prêtres sont furieux. Ils pensaient s'être débarrassés de Jésus, ils en sont environnés de toutes parts... Surtout que les ap6tres n'y vont pas de main morte, du haut de leur Jésus ressuscité. Ils fondent une nouvelle secte, ils en prennent à tout de r6le la présidence... Immense succès: c'est le schisme... Gaios qui croyait que Jésus était oublié!
(silence)
GAIOS - Le peuple Juif a bien été capable de s'inventer lui-même dans sa folie, et de s'inventer des commandements, et d'inventer Yahvé comme le garant de ces commandements... Voici qu'aujourd'hui il s'invente un nouveau dieu. Moi, je n'y suis pour rien! Et pourquoi, au moment où les Romains occupent leur pays, ne s'inventerait-il pas un nouveau royaume... Jésus a failli en mourir. Eux, ils en mourront sûrement. Jacques, Etienne, c'est pour cela qu'ils sont morts?
NICODEME - Oui.
GAIOS - Des ennuis avec les Romains?
NICODEME - Non, avec les Pharisiens.
GAIOS - Ce n'est pas étonnant. Rien n'est plus intolérant que... Rien que pour ça, je m'en veux. Et les autres amis de Jésus, ils ont tous suivi?
NICODEME - Non, pas tous. Certains se sont repris. Mais on n'en parle plus. C'est comme s'ils n'avaient pas existé...
GAIOS - Tu entends ça, Nousha?
NOUSHA - J'aimerais mieux ne pas l'avoir entendu.
NICODEME - Ceux qui y croient vraiment, les grands-prêtres les chassent de Jérusalem. Ils en profitent, avec leur bonne nouvelle, pour se répandre dans toute la diaspora. Au point que même des païens se font baptiser... Parce que le baptême est devenu la clé de tout le dispositif. Le baptême de Jésus... Tu vois que le temps de Jésus n'est pas fini... Ça m'étonnerait qu'il n'y ait pas déjà des chrétiens en Sicile.
GAIOS - Des chrétiens?
NICODEME - Oui, c'est comme ça qu'on les appelle. Le Christ: les chrétiens.
GAIOS - Ah! (Il se lève et marche d'une façon songeuse) Sais-tu quelle est la grande différence entre ce Jésus qu'on appelait le Christ et Gaios? C'est que Gaios est tout seul. Comme un homme. Il doit faire face. Il ne peut narguer personne du haut de ces certitudes pour courir ensuite se réfugier dans les bras du Père... comme à chat perché. Gaios n'a pas de père. Il fait attention à ce qu'il dit et à ce qu'il fait. Il vivra plus longtemps que Jésus. Et quand il mourra, tout sera fini. Mais qu'est-ce que ça peut lui faire: Yahvé n'existe pas!

9
(Nicodème se lève. Grand Silence.)
GAIOS - Tu ne me dis pas que j'ai blasphémé?
NICODEME - Oh comment!... Toi qui... J'ai bien entendu?
GAIOS - Mais oui. Ce que j'ai dit, je l'ai dit... Bien sûr, j'aurais dû être plus modeste. J'aurais pu dire: "Gaios dit que Yahvé n'existe pas". Ça lui aurait laissé quelques chances... En d'autres temps, tu aurais déchiré tes vêtements et couvert ta tête de cendres... Comme si une simple parole d'homme pouvait porter atteinte à l'ordre du monde!
NICODEME - (après un long temps de silence) Ce que j'ai entendu, peut-¬être est-ce que...
GAIOS - Eh bien?
NICODEME - ...Peut-être est-ce que... je le savais déjà. D'ailleurs on n'entend que ce qu'on sait déjà. (silence) Jésus n'aurait pas dit ça?
GAIOS - Qu'en sais-tu? Est-ce qu'il ne l'a pas dit en secret? Est-ce qu'il n'était pas tout prêt à le dire?... Il n'aurait simplement pas eu le temps. Et c'est peut-être pour ça qu'il est encore vivant!
NICODEME - Est-ce cela que je suis venu entendre?
GAIOS - Peut-être, Nicodème, peut-être. Et peut-être qu'il fallait que ce soit toi qui me forces à le dire. Avec Nousha, je ne parle pas de ces choses-là. Elle se moque de moi.
NOUSHA - Vous me terrifiez tous les deux. J'ai l'impression que vos têtes sont comme des machines à fabriquer le malheur.
GAIOS - Ne crains rien, Nousha.
NICODEME - Yahvé ne serait donc qu'un... pense-bête?
GAIOS - Oui. Et en tant que tel, rassure-toi, il existe bel et bien! Mais un pense-bête qui s'occupe de morale, de religion, de politique - rien à voir avec Isis - et c'est ça qui le rend redoutable. Et s'il n'y avait qu'un seul Yahvé, grand, immobile, éternel... tranquille, quoi, comme un dieu grec! Mais il y a des multitudes de petits Yahvé agités, implantés dans la tête des hommes, des multitudes de petits Yahvé, exclusifs, intransigeants, sadiques, à l'image de ce qu'il y a de pire dans l'homme, des multitudes de petits Yahvé qui disent tous qu'ils disent la vérité... Et cela fait autant de vérités qui s'entrechoquent, engendrant d'un côté des martyrs et de l'autre des assassins... S'il n'y avait pas tous ces petits Yahvé, il y aurait moins de malheur dans le monde, et moins de haine, et moins de sang versé... Ces choses, il a fallu que Jésus souffre pour que Gaios les comprenne... Si je ne leur avais pas voulu tant de bien, ils ne m'auraient pas fait tant de mal, au point que je me demande si ce n'est pas moi qui leur ai fait du mal.
NICODEME - Cette fois vraiment, tu dis des choses nouvelles.
GAIOS - Ce sont des choses éternelles. Aveugle que j'étais...
NICODEME - Et maintenant?
GAIOS - Et maintenant, viens-en au fait. Qu'as-tu à me dire? Enfin, que voulais-tu dire à Jésus, si cela a encore un sens?

10
NICODEME - Si cela a encore un sens... ! Ce que tu viens de me dire change un peu les données du problème... mais pas tellement. Et sais-tu? Je me sens même beaucoup plus à l'aise, moi qui me croyais obligé de faire la chattemite.
GAIOS - Et moi qui avais peur de te scandaliser. Après tout ce que j'ai dit autrefois!
NICODEME - Eh bien! tu vois, nous pouvons parler sans arrière-pensée. Et ça vaut mieux, parce que, ce que j'ai à te dire, ça aurait pu être dur à entendre.
GAIOS - Eh bien! vas-y.
NICODEME - C'est simple. Nous avons formé à Jérusalem un nouveau parti d'assainissement... Avec un jeune homme remarquable, un docteur de la Loi absolument pas comme les autres - il s'appelle Flavius Joseph - qui domine toutes les questions doctrinales, qui parle admirablement le latin. Nous avons fait ensemble des séjours à Rome. Notre conviction, c'est que nous ne pouvons pas échapper aux Romains, qui ont conquis la totalité des peuples connus. Tu vois, c'est du réalisme, ça devrait te plaire. Et que, d'autre part, nous avons besoin des Romains pour mettre un peu d'ordre chez nous... Bien sûr, notre parti est un parti d'extrême-droite, mais il y a tant de gauchistes chez nous, et d'immigrés... ! D'ailleurs, Flavius Joseph est un descendant de nos rois asmonéens. Tout à fait authentique. Un peu jeune, mais je le cautionne avec ma barbe blanche.
GAIOS - Et alors?
NICODEME - Et alors, si tu acceptais de revenir nous aider...
GAIOS - Si "Jésus" acceptait...
NICODEME - Naturellement. Jésus, qui est à tout le moins le fils de Dieu, dispose d'un capital de confiance hallucinant. S'il revenait - et cette fois les Romains n'y feraient pas obstacle, bien au contraire: nous avons des assurances - il pourrait calmer le jeu, rassurer le peuple, le rassembler, lui dire d'achever de placer son espoir dans l'autre monde, et de laisser César administrer les choses temporelles... Tu as toujours été de cet avis, non? Pour le bien de tous! Et les tirer définitivement de cette énorme méprise selon laquelle on pourrait arracher aux Romains le paradis sur terre.
GAIOS - Tu es un maitre manipulateur, Nicodème.
NICODEME - Je ne suis qu'un apprenti. Le maitre, c'est toi. Si tu voyais la caravane que tu as mise en route.
GAIOS - Comment veux-tu que ce soit possible que Jésus revienne: il est mort.
NICODEME - Mort et ressuscité, ne l'oublie pas! Bien sûr, je pensais que tu croyais toujours à ta mission d'autrefois. Mais au fond, ça n'a pas d'importance. Au contraire: tu es beaucoup plus libre d'esprit toi aussi. Ecoute: Yahvé n'existe pas. D'accord. Mais la foi des apôtres en Yahvé, ça existe, et ça compte, et c'est dur comme du fer. Et parmi les articles de la foi des apôtres, il y en a un qui nous ouvre toutes les portes: Jésus reviendra. Cela s'appelle la Parousie. Jésus reviendra. Un peu de patience, il reprendra les choses en main... Il y en a déjà qui ont eu l'impression de l'apercevoir, ici ou là.
GAIOS - Mais si je reviens, ce sera une imposture.
NICODEME - Pourquoi? Est-ce que Gaios n'est pas Jésus? Si ce n'est pas toi qui reviens, ce sera n'importe qui...
GAIOS - Mais ce Jésus n'est ni mort, ni ressuscité.
NICODEME - Symboliquement si. Tout est symbole: la pomme, la baleine, la statue de sel, le char d'Elie, le temple de Jérusalem. Ce n'est tout de même pas à toi que je vais expliquer ça.
GAIOS - Mais comment expliquer que Jésus a pris du ventre?
NICODEME - C'est vraiment ça qui te préoccupe? Le ventre donne de l'autorité. Il fera un peu moins cheval fou.
GAIOS - Cheval de retour, oui.
NICODEME - Ne t'inquiète pas. Jésus doit revenir en triomphateur, en triomphateur costaud. Non pas cette frêle silhouette agitée par le souffle de l'esprit, mais un maître puissant, qui résiste aux tempêtes. Naturellement, il faudrait que tu te conformes à l'image que tes disciples se sont faite de toi... Tu auras vite appris. Je t'ai apporté quelques parchemins. Tu verras, tu as fait des miracles, tu as prophétisé... C'est en train de prendre corps, la doctrine émerge. Et tu es le fils de Dieu, ne l'oublie pas. Au fond, c'est très bien que tu aies pris de la distance, sans ça je ne sais pas comment tu aurais fait... Et lorsque l'ordre sera rétabli: un an, deux ans au plus, lorsque tu auras mis tout le monde au pas, tu remontes au ciel. .. Enfin, tu reviens ici en secret finir ta vie avec Nousha.
GAIOS - Nicodème, tu délires! Je ne pourrai jamais... Et pourquoi veux-tu que je prenne tous ces risques?
NICODEME - Mais par amour, Gaios, par amour.
GAIOS - Ce n'est pas à Jésus que tu parles. L'amour, c'est un mot. Tout à l'heure tu invoquais le réalisme! Personne n'aime personne. Il ne faut pas dire "je t'aime". Il faut dire: je me sens bien avec toi.
NICODEME - Tu as raison, Gaios. Je m'embrouille. C'est difficile d'échapper à la langue de bois. Je reprends: tu te sentiras bien avec ton peuple.
GAIOS - Pas sûr. Je n'ai pas envie de les revoir, pas plus les uns que les autres. Surtout pour jouer ce... personnage extravagant.
NICODEME - Même pas ta mère?
GAIOS - A quoi bon! Laisse-la paisiblement finir le cours de son rêve.

11
NICODEME - Alors, tu refuses?
GAIOS - Oui, je refuse. Si tu savais à. quel point j'ai peur maintenant de me mêler des affaires des autres.
NICODEME - Dommage. Tu avais un grand talent.
GAIOS - Quand je pense à la mare de bons sentiments dans laquelle j'ai pataugé!
NICODEME - Si c'est cela, nous avons tous pataugé avec toi.
GAIOS - C'est bien ce qui m'effraie. Vois-tu, dans toutes ces histoires, il n'y en a qu'une qui soit vraie: je suis ressuscité. Oui. Mais ce n'est pas Yahvé qui m'a ressuscité, c'est cette femme. J'étais dans les ténèbres et le trouble des Ecritures, j'étais en proie à. la Loi, au péché. J'allais m'immoler moi-même, par défi, par désespoir... Maintenant, elle m'a ouvert les yeux, je vois clair. J'ai le cerveau lavé. Les choses ne sont plus que ce qu'elles sont. Tout est simple. Alors, je ne vais pas recommencer à. faire des acrobaties. Je veux mourir dans mon lit. Et si tout le monde voulait en faire autant!... L'homme vit d'abord de pain. Je te choque, Nicodème...? Sentir les choses, respirer, toucher, regarder, rire... C'est aujourd'hui qui compte: pas demain, ni après-demain, ni le lendemain d'après-demain. Non, je n'irai pas avec toi: même pour te remercier de m'avoir tiré de la main des Romains.
NICODEME - Le dieu-chat?
GAIOS - Oui, le dieu-chat.
NICODEME -... Qui ne se soucie pas de ce que font les autres. (se levant) Alors, je n'ai plus qu'à m'en aller.
GAIOS - Oui, Nicodème, tu peux t'en aller. En d'autres temps, je t'aurais traité de tentateur. Mais tu vois: même pas. Tu es un brave homme, mais je n'ai plus envie d'être le roi d'aucun royaume... Je ne raconterai plus de belles histoires. Je ne ferai plus la leçon à personne. Malheur à qui veut plier les autres à sa volonté. Si les Juifs veulent asticoter les Romains jusqu'à ce qu'à la fin ils se fassent balayer de la surface de la terre, ce n'est pas moi qui les en empêcherai.
NICODEME - Ils sont aussi capables de tous s'entretuer avant que les Romains n'interviennent.
GAIOS - Je le sais bien. C'est curieux comme la mort nous donne, à nous autres Juifs, le sentiment d'exister...! Mais si les apôtres de Jésus se sont fabriqués un nouveau Yahvé, c'est qu'ils en ont besoin. Que veux-tu que j'aille dire de plus? Personne ne peut sauver personne. Ils vont jouer avec leur nouveau dieu comme une petite fille avec sa poupée. Cela durera aussi longtemps qu'il faudra pour qu'ils cessent d'être de petits enfants... D'ailleurs pourquoi faudrait-il qu'ils cessent d'être de petits enfants... (Il se lève) Porte-toi bien, Nicodème... comme disent tes amis les Romains.
NOUSHA - Oh! Gaios, que j'ai eu peur! (Elle se serre contre lui)
NICODEME - Bien. J'irai à Agrigente voir quel bateau peut me ramener.
NOUSHA - Prends quelques raisins avant de partir. Pour la route. Et des figues sèches...
NICODEME - Merci.
NOUSHA - Tu pourras passer la nuit à Palma chez Takil. C'est une amie. Vas-y de ma part, elle te recevra sûrement. Tu peux garder cette tunique. Je donnerai la tienne à Cestius.
NICODEME - Merci, Nousha. Sois heureux, Gaios, comme disent tes grecs, puisque c'est ça que tu souhaites.
NOUSHA - Tu en veux, toi? (Elle tend les raisins à Gaios)
GAIOS - Tu vois ces grains de raisin. Je les laisse fondre dans ma bouche et je sens leur jus succulent qui m'inonde la langue. Et pendant que je mange, je ne suis rien d'autre que ces raisins. Et ces raisins ne sont rien d'autre qu'eux-mêmes, eux-mêmes en train de devenir moi. Ils n'ont aucune signification, aucune durée. Quand je les aurai avalés et digérés, il ne restera rien d'eux. Oublie-moi, Nicodème, et va-t-en. Et rends hommage en passant au dieu-chat, qui du moins se sauve lui-même.
NICODEME - (sortant, puis revenant) Même si tu ne sais encore rien des chrétiens, tu as peut-être entendu parler d'un certain Saul. .. Saul de Tarse.
GAIOS - Non.
NICODEME - Maintenant il se fait appeler Paul.
GAIOS - Pas davantage.
NICODEME - Tant mieux pour toi. Fais comme s'il n'existait pas. Ne t'en occupe pas. Dors sur tes deux oreilles... Salut! (Il sort)

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