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COCO ET LE GENERAL

Michel Fustier

Trois soldats perdus dans une île du Pacifique... Metzgei et Ramirez sont des paras de métier, vivant dans leur mythologie, avec le respect absolu des valeurs militaires dont le garde-à-vous est le symbole. Ramirez est un dur, très fruste et assez naïf. Metzgei est très fort lui aussi, mais maladroit et un peu empêtré de sa personne: mais surtout plus méfiant et volontiers persifleur. Coco (surnom sans aucun rapport avec le parti communiste) est un réserviste d'une quarantaine d'années, petit et malingre. Coco se trouve en état manifeste d'infériorité, mais grâce à son astuce il parviendra à renverser la situation. Il prendra en effet ses deux compagnons dans le filet d'une sorte de monde imaginaire qui les contraindra plus durement que ne l'aurait fait une section de Police militaire.
Le décor représente un campement sommaire à la limite d'une plage. Les trois égarés ont pu recueillir un peu de matériel et des provisions sur lesquelles ils vivent encore. Le langage des deux paras sera volontiers simplifié, ne s'embarrassant pas des mots-outils, conformément au rythme de la conversation: ...te dépêches, Coco?... reste du ketchup?


Scène 1
(Metzgei et Ramirez sont en train de dîner)
RAMIREZ - Tu te dépêches, Coco?
COCO - J'arrive... (Il entre avec les brochettes)
RAMIREZ - Est-ce qu'il reste du ketchup?
COCO - Monsieur Metzgei avait décidé de rationner le ketchup.
RAMIREZ - Mon cul... Donne-moi du ketchup.
COCO - Bien, monsieur Ramirez, j'y vais. (en aparté) J'y vais, ton cul. (Il sort)
METZGEI - Comment veux-tu qu'il s'y reconnaisse? Je lui dis une chose et toi une autre.
RAMIREZ - Il n'a pas besoin de s'y reconnaitre. Moins il s'y reconnaitra, plus il filera doux... Et au besoin une bonne trempe de temps en temps...
METZGEI - Si tu veux qu'il continue à faire la cuisine, il ne faut pas lui abimer le portrait. Il faut aussi de la psychologie...
RAMIREZ - Laisse-moi rigoler...
COCO - (rentrant) Voilà le ketchup... Mais il n'yen a plus qu'un carton.
RAMIREZ - T'occupes... Je ne crois pas qu'on pourrisse ici longtemps.
METZGEI - Je n'en suis pas si sûr.
RAMIREZ - Tu as fini de déconner!
METZGEI - Je voudrais bien.
COCO - Permission de me retirer?
RAMIREZ - Permission de te retirer... Profites-en pour emporter la vaisselle sale.
COCO - Bien, monsieur Ramirez. (Il empile sur ses bras les quelques récipients de fortune...)
METZGEI - (s'amusant) Coco, garde-à-vous!
COCO - (Lâche tout ce qu'il portait et se met au garde-à-vous. Ramirez se tape sur les cuisses.)
METZGEI - Très bien, soldat Coco. Maintenant, repos!
RAMIREZ - L'essentiel, c'est les réflexes. N'oublie pas la vaisselle.
COCO - (reprenant le garde à vous) Content de vous avoir plu, monsieur Metzgei. (Il ramasse la vaisselle en les regardant avec suspicion... )
METZGEI - Très bien. Et le couvercle?
RAMIREZ - A mon tour! Soldat Coco... pour le dessert on a bien droit à une petite séance de rigolade: garde-à...
COCO - (Lâchant de nouveau ce qu'il tient, se met au garde-à-vous: tout tombe)
RAMIREZ - Repos.
METZGEI - Tu vois, Coco, que quand tu t'appliques...
RAMIREZ - Ça ne vaut quand même pas une bonne danse du ventre!
COCO - Ah, dites donc, là-haut: un poisson volant... (Pendant que les deux autres regardent le ciel, Coco part en vitesse avec la vaisselle)
RAMIREZ - Il est futé!
METZGEI - Oh, pour être futé...
(Ils se mettent à l'aise après le repas et restent songeurs un instant)
RAMIREZ - Et voilà, mon pauvre vieux. On a l'air con, tous les deux.
METZGEI - Oh, ça, pour avoir l'air con... Pas d'autre distraction que de faire chier les réservistes!
RAMIREZ - Quand on pense à tout ce qu'on a laissé derrière nous... Je me ferais bien une petite pute.
METZGEI - Si tu veux absolument te faire quelque chose, tu ferais mieux de te faire une raison.
RAMIREZ - Tu vois, je ferme les yeux et je m'imagine qu'il y a des filles qui font la plage... Aller et retour... En dodelinant du derrière... Avec des talons hauts!
METZGEI - Dans le sable, avec des talons hauts?
RAMIREZ - Bien sûr! Ça leur donne une allure encore plus chaloupée... Et puis qu'est-ce que cela peut bien faire puisque c'est un rêve... Moi, je considère qu'il ne peut pas y avoir de femmes sans talons hauts. Il n'y a que des talons hauts pour faire chanter une paire de fesses.
METZGEI - Tu ferais vraiment mieux de penser à autre chose.
RAMIREZ - Je n'y arrive pas! Cette putain d'île, ça vous remplit la tête de visions... Enfin, heureusement que pour la bouffe, il y a Coco... Allez, viens, on va s'attraper une chèvre avant que la nuit ne tombe.
METZGEI - Tu vas encore nous faire courir... (Ils sortent)

Scène 2
COCO - (rentrant) Cela fait vingt-trois jours que nous avons débarqué sur cette île... Le transport de troupes auquel nous appartenions ayant été coulé dans un coin du Pacifique, dont nous ne connaissons ni la latitude, ni la longitude exacte, nous avons dérivé quatre jours à bord d'un canot pneumatique... Par chance, ce canot contenait quelques vivres, des armes légères et des outils. Quant à notre île, elle se trouve particulièrement bien approvisionnée en eau, fruits et gibiers de toute sorte: des chèvres en particulier... En ce qui concerne ces dernières, malgré les règles morales en vigueur dans nos sociétés, je leur suis pour le moment particulièrement reconnaissant de leurs contributions aux... tâches domestiques... Effectivement, la cuisine me suffit. Elles, elles donnent à mes deux brutes de compagnons, non seulement le retour d'affection dont ils ont besoin, mais elles leur sont aussi l'occasion de parties de poursuite, qui apaisent leur naturel appétit de divertissement... Quant à moi, j'ai entrepris, chaque soir après la vaisselle, d'écrire mon journal... J'y vais. (Il sort)
(Entrent les deux autres)
METZGEI - Je n'ai pas attrapé de morveuse, mais regarde ce que je viens de trouver... Dans les débris, près du gros rocher.
RAMIREZ - Une radio! Merde alors! Dis donc!
METZGEI - Si on pouvait seulement... .
RAMIREZ - Avec tout ce qu'elle a pris comme flotte... (Il l'examine) Ça m'étonnerait! Ces cochonneries-là, ça n'aime pas l'eau.
METZGEI - Fais voir... (Il l'examine à son tour) Saleté de saleté... De toute façon, tu sais comment ça marche, toi?
RAMIREZ - En tournant les trucs, ça ne doit pas être sorcier... (Il essaye le casque) Ça n'a pas l'air de donner.
METZGEI - C'est con... (un temps) Dis donc, Coco, il n'avait pas son brevet des Transmissions?
RAMIREZ - Tu crois? De toute façon, Coco, il a des tas de brevets. Il n'y a qu'à lui demander.
METZGEI - Coco! Où est-ce qu'il est encore passé?... Il nous file entre les doigts. Coco! (Il regarde sa montre)
COCO - (s'étant fait attendre) A vos ordres, monsieur Metzgei.
METZGEI - (regardant toujours sa montre) Vingt-sept secondes, c'est trop.
COCO - J'étais à la corvée d'eau.
METZGEI - On ne parle pas sans en avoir reçu l'ordre.
COCO - (Ne répond pas)
METZGEI - Tu sais ce que c'est que ça?
COCO - Je peux parler?... Oui, monsieur Metzgei: une radio. Radio de campagne, poste émetteur-récepteur, modèle BX3, modifié BX3 prime. Je l'avais déjà remarquée, près de la pointe. Mais il est complètement H.S. (Il farfouille dedans, l'eau coule)
METZGEI - Tu t'y connais?
COCO - Comme ça, monsieur Metzgei...
METZGEI - Si tu arrives à le faire marcher...
COCO - Hou là, dites donc, ça m'étonnerait!
METZGEI - ...on te fout la paix pendant huit jours.
COCO - Ce serait bien... Je vais voir, monsieur Metzgei.
METZGEI - C'est tout vu, ça marche... J'veux pas le savoir!
COCO - (se mettant au garde-à-vous) A vos ordres, monsieur Metzgei... Ça y est, c'est fait, c'est comme si ça marchait.
METZGEI - Et pas la peine de faire le malin.
RAMIREZ - Allez, viens, on y retourne.
(Ils sortent)

Scène 3
COCO - 27 juillet... Mes compagnons sont vraiment de grands enfants. Et dans leur charmante spontanéité de parachutistes qui ne se posent pas trop de questions, ils m'ont naturellement réduit en une sorte d'esclavage assez cruel, et je me vois fort mal parti si, comme je le crains, le séjour doit se prolonger... Et voilà maintenant que, non contents de m'employer comme cuisinière, homme de peine et femme de ménage, ils veulent aussi que je m'occupe des transmissions... Leur poste de radio! Naturellement, il est inutilisable: mais pour conserver sur eux le plus longtemps possible le petit avantage qu'ils m'ont reconnu, je vais m'amuser à faire trainer les prétendues opérations de remise en état.
(Rentrent les deux autres)
RAMIREZ - Alors, Coco... D'abord, garde-à-vous! Ensuite, écoute-moi bien. Ta radio marche. Bon, très bien, on te croit... Ça fait quinze jours que tu es dessus à ne rien faire d'autre. Effectivement, ça bourdonne... Tu nous as dit ensuite qu'il fallait te monter une antenne au sommet du volcan. On te l'a montée. Après ça, tu nous en as fait chier avec tes histoires de batteries... Et maintenant, tu viens nous dire que tu n'entends rien.
COCO - Rien du tout, monsieur Ramirez. Des crépitements, tout juste un peu... Vous voulez entendre, monsieur Ramirez? Et vous, monsieur Metzgei?
RAMIREZ - Bon dieu, quand on a une radio qui marche, on entend des choses...
COCO - C'est bien mon avis, mais il ne faut pas être trop loin de...
RAMIREZ - Loin ou pas loin, je te le répète: quand on a une radio qui marche, on entend des choses et on peut parler. C'est comme ça que ça fonctionne. Faut pas me la faire. Le type, il se met comme ça, devant: et ça parle! Coco, tu es un couillon! Ou alors tu nous caches quelque chose.
COCO - Mais non, monsieur Ramirez.
METZGEI - Moi, je suis absolument certain qu'il a entendu des choses mais qu'il veut les garder pour lui.
RAMIREZ - C'est évident. Pourquoi est-ce que tu nous fais des cachotteries?
METZGEI - Ou alors, avoue-nous tout de suite que tu n'y connais rien en radio...
COCO - Un peu, si, je vous assure, monsieur Metzgei, mais... un peu seulement!
RAMIREZ - Tu vas parler? (Ils le bousculent et le frappent)
COCO - Arrêtez! (Il se protège)... Monsieur Ramirez... monsieur Metzgei! Je vous jure que je n'ai rien entendu, rien de rien... Ça me ferait tellement de plaisir de vous le dire, si j'avais entendu quelque chose... Vous ne voudriez tout de même pas que je vous raconte des histoires...
RAMIREZ - Ecoute, Coco, foutu comme tu es, on a toutes les raisons de se méfier de toi. Tu es beaucoup trop malin pour qu'on te fasse confiance. Tu vas retourner au sommet du volcan et tu resteras là-haut jusqu'à ce que...
COCO - Non, pas ça, il fait froid, j'ai faim... Pourquoi est-ce que je voudrais les garder pour moi, ces choses? '
METZGEI - (retenant Ramirez) Ne cogne pas, ce n'est pas la peine. Tu vas voir... (à Coco) Tu remontes là-haut et tu t'arranges pour avoir le contact. Et dès que tu as le contact, tu dis: "Ici Metzgei et Ramirez. Nous sommes vivants, venez nous chercher." Allez, file.
COCO - Je ne pourrais pas manger un bout avant?
RAMIREZ - Pas question. Contact d'abord. Soldat Coco, rompez. (Coco sort)
RAMIREZ - Faudrait pas se laisser faire!
METZGEI - Je me demande tout de même s'ils vont être tellement pressés de nous récupérer... Deux gus comme ça qui trainent sur une île, on a plus vite fait de les passer par pertes et profits!
RAMIREZ - T'en fais pas: ils viendront, avec les journalistes et la musique...

Scène 4
(Metzgei et Ramirez dorment dans un coin)
COCO - 12 août. Puisqu'ils sont, à eux deux, quatre fois plus forts que moi, il ne me reste plus qu'à être, à moi seul, effectivement huit fois plus malin qu'eux deux... Le froid qui règne au sommet de ce volcan ne m'empêche pas de penser: il se développe même en moi une sorte de lucidité dont le cynisme m'effraye un peu, et je découvre avec une infinie netteté qu'il m'est très facile de profiter des circonstances, dût mon honnêteté naturelle en souffrir. Le levier qui va me permettre de manœuvrer la lourde bêtise de mes compagnons, c'est précisément l'irrépressible envie qui les tenaille de sortir de cette île, pourtant paradisiaque. Quant au point sur lequel je peux précisément prendre appui pour donner à mon levier le maximum de puissance, c'est justement cet appareil de radio que je suis supposé être le seul à pourvoir faire marcher.
COCO - (allant réveiller Metzgei et Ramirez) Ça y est, je l'ai eu, le contact.
METZGEI - Tu vois bien!
RAMIREZ - La manière forte, il n'y a que ça.
COCO - Ça n'a pas été commode! (au public, signe ironique le faisant complice du stratagème)... Mais j'ai même pu parler avec...
METZGEI - Avec qui? Avec un général, pendant que tu y es.
COCO - Oui, c'est ça, avec un général. (Il improvise!) ...et même avec Le "GÉNÉRAI."!
RAMIREZ - Nom de dieu: avec le GÉNÉRAL! Lequel?
COCO - Je ne sais pas! Le GÉNÉRAL... Je répète: le GÉ-NÉ-RAL!
METZGEI - Tu es sûr que c'est le GÉNÉRAL?
COCO - Mais oui, j'en suis sûr! Vous pensez... Quand j'ai dit que c'était de la part de Metzgei et de Ramirez, on m'a tout de suite passé le GÉNÉRAL. C'est un pote à moi qui a capté mon message: on a fait les transmissions ensemble. Il s'appelle... Luigi. (au public) Des détails concrets, c'est bien, ça donne de la crédibilité. (aux deux autres) Luigi, mon pote, il m'a tout de suite dit: "Coco, si c'est Metzgei et Ramirez, je te passe le GÉNÉRAL. Metzgei et Ramirez, on se demandait vraiment ce qu'ils étaient devenus."
METZGEI - Ils ont dit ça? Ils nous connaissent?
COCO - Faut croire.
RAMIREZ - Tu penses! Alors, qu'est ce qu'il a dit, le GÉNÉRAL?
COCO - Euh... Il a commencé à parler, mais il n'a pas pu finir sa phrase parce que l'orage est arrivé... (au public) Ménageons un certain suspens... (aux deux autres) "Replie ton antenne, voilà tout ce qu'il a dit. Et rappelle demain." Mais ça ne fait rien, on a eu le contact.
METZGEI et RAMIREZ - (dansant de joie) C'est bien, Coco. On a eu le contact. Hurrah!
METZGEI - On va pouvoir sortir de cette putain d'ile...
RAMIREZ - Moi, je commence à devenir fou, à force de tourner en rond.
METZGEI - Tiens, tu veux bouffer... (Il sert Coco) Maintenant, pas besoin d'économiser le ketchup... Tu es sûr que tu pourras le rétablir, le contact?
COCO - (mangeant) Naturellement. Maintenant qu'ils nous ont repérés!
RAMIREZ - Encore une brochette... Un coup de Whisky? Tu veux que je te fasse du café?
COCO - (au public) Ça marche, hein? Je vais bientôt me faire cirer les bottes! (mangeant toujours, aux deux autres) Bien sûr qu'il vous connait le GɬNÉRAL. Avant de m'ordonner de couper, le GÉNÉRAL, il a quand même eu le temps de me dire: "Metzgei et Ramirez, des gars comme ça... "
METZGEI - Ça veut dire quoi, des gars comme ça?
COCO - (au public) Dans le ciel bleu, faisons passer comme un nuage... (aux deux autres) Je ne sais pas, monsieur Metzgei. Il a juste dit: "des gars comme ça... "
RAMIREZ - Comment, tu ne sais pas? Qu'est-ce qu'il a dit après des gars comme ça?
COCO - Je vous l'ai dit, il m'a dit de couper. "Coupez!" il m'a dit.
RAMIREZ - D'où est-ce qu'il nous connait, ce GÉNÉRAL?
COCO - Je ne sais pas, mais il avait l'air foutrement bien renseigné.
RAMIREZ - Je n'aime pas ça, Coco, je n'aime pas ça. Nous, ce qu'on demande, c'est tout juste quelqu'un qui vienne nous délivrer. Et juste on tombe sur un GÉNÉRAL trop bien renseigné. On n'a rien à se reprocher, mais on ne sait jamais... Avec tout ce qu'on tra1ne comme casseroles!
(Ils sortent)

Scène 5
COCO - Je crois que cette fois-ci, je tiens un filon. Le GÉNÉRAL!... Je l'ai inventé comme ça, juste pour avoir à bouffer, une sorte d'improvisation... Je l'ai inventé? Même pas: ce sont eux qui me l'ont soufflé, et ça a si bien marché! Ils ont tellement envie d'entendre quelque chose que je peux leur raconter n'importe quoi... en faisant attention tout de même! En tout cas, je ne vois pas d'autre solution, une fois engagé sur ce chemin, que de continuer...
(Rentrent Metzgei et Ramirez)
COCO - Cette fois je l'ai eu, le GÉNÉRAL. On a parlé...
METZGEI et RAMIREZ - Alors? Dis-nous tout.
COCO - Alors... Laissez-moi d'abord prendre mon petit déjeuner.
(Metzgei et Ramirez servent Coco qui se met à manger)
COCO - Alors, ils nous ont repérés et ils vont venir. (Il continue à manger. .. ) Ils vont venir... Mais cette fois le GÉNÉRAL a dit: "Metzgei et Ramirez ..." (Il attend)
METZGEI et RAMIREZ - Metzgei et Ramirez, quoi?
COCO - "... justement j'ai leur dossier là sous la main... "
RAMIREZ - Merde alors! Ils ont perdu une bataille, ils auraient bien pu perdre notre dossier! J'aurais mieux aimé qu'ils gagnent la bataille et qu'ils perdent notre dossier. Qu'est ce qu'on a encore bien pu faire? C'est tout mal foutu, tout ça. Alors?
COCO - Alors il a dit: "Deux fortes têtes! J'irai les chercher moi-même et je leur soignerai l'inspection en arrivant."
RAMIREZ - L'inspection! Ah, la vache... On aurait peut-être mieux fait de se faire oublier. Ils auront été nous chercher des poux dans la tête... Deux fortes têtes!
COCO - "Je ne veux pas voir dépasser un poil de barbe", il a dit.
METZGEI - S'il s'imagine qu'on a de quoi se raser.
COCO - C'est une expression... Je suis embêté pour vous, mais c'est bien ça qu'il a dit: une inspection. Je ne fais que répéter.
RAMIREZ - C'est moche, quand même.
METZGEI - Ça fait quarante-cinq jours qu'on est paumés ici. On a eu toutes les peines du monde à ne pas se laisser noyer: et tout ce qu'ils trouvent à nous offrir en guise de remerciement, c'est une inspection...
RAMIREZ - Tu ne les connais pas? Ne jamais laisser le militaire dans l'oisiveté...
METZGEI - Quand je pense à tout ce qu'on leur a fait économiser sur les rations officielles! C'est joliment mesquin, cette histoire de dossier... Peut-être qu'il faudra aussi hisser les couleurs!
RAMIREZ - On n'a pas de drapeau.
METZGEI - On serait supposés en faire un... avec des feuilles de palme.
RAMIREZ - Coco, tu leur demanderas. Si ça pouvait les mettre de bonne humeur!
COCO - Bien sûr. Dès que j'aurai la ligne... Le GÉNÉRAL a dit aussi que je suis exempt de corvée et que je reste à l'écoute.
METZGEI - Ce qui veut dire que c'est nous qui devons nous taper le boulot!
COCO - Ah, ça!... (au public) Ça s'arrange magnifiquement...
RAMIREZ - Eh bien, puisqu'il faut y aller, allons-y.
(Metzgei et Ramirez se mettent à nettoyer et à ranger le campement. Coco se prépare à sortir)
METZGEI - Et quand est-ce qu'ils vont venir?
COCO - Incessamment. Il faut vous dépêcher.
METZGEI - Et ces dossiers, tu ne pourrais pas essayer d'en savoir plus long?
COCO - A mon avis, il vaudrait mieux ne faire semblant de rien. En tout cas, vous. Moi, peut-être, quand je le connaitrai mieux, le GÉNÉRAL, je pourrai essayer de lui parler... (au public) A force de lui causer dans le poste! (aux deux autres) Quoi qu'il en soit, ça prouve vraiment qu'il vaut mieux que vous vous teniez à carreau. (au public) Et tac!
(Ils continuent à briquer)

Scène 6
COCO - (à l'autre bout de la scène, pendant que les deux autres continuent ce qu'ils font) 13 août. Je rougis en moi-même de ma supercherie. Et pourtant, non seulement mon petit jeu me donne barre sur mes deux tortionnaires, mais encore - je finis à la longue par m'en apercevoir - il constitue pour moi une puissante distraction, capable à elle seule de m'arracher à l'angoisse et au découragement. En effet, j'ai chaque jour à faire rebondir les événements et à inventer de nouveaux épisodes, qui me permettent, tout en la rendant parfaitement vraisemblable, de faire durer indéfiniment mon histoire... Je suis engagé dans une sorte de mensonge créateur... Un peu comme la princesse des mille et une nuits qui devait chaque jour, pour n'être pas mise à mort, imaginer un nouveau conte!... Mais, contrairement à elle, mes auditeurs étant plus naïfs et moins cruels que le sien, je m'offre parfois le plaisir de les faire attendre... pour voir jusqu'où je peux aller... Sans grand risque d'ailleurs: le concept même du GÉNÉRAL commence à être très profondément gravé en eux! Mieux encore: plus mon GÉNÉRAL se révèle tyrannique et capricieux, plus ils s'attachent à lui... C'est la nature humaine. (Il sort)
(Metzgei et Ramirez sont seuls, avec leurs balais à la main)
RAMIREZ - Il se fout de nous, Coco. Ça fait quinze jours qu'on attend... Son putain de GÉNÉRAL, je lui ferais volontiers sa fête.
METZGEI - Tu dois bien te douter qu'il a autre chose à. faire.
RAMIREZ - Quand on ne vient pas, on ne dit pas qu'on vient. Je voudrais bien savoir ce qui se passe.
METZGEI - Peut-être que c'est cette histoire de dossier!
RAMIREZ - On ne peut jamais savoir avec eux...
METZGEI - Moi, je te dis qu'avec toute cette flotte, on aurait mieux fait de s'adresser à. un amiral. Il aurait tout de suite envoyé un petit bateau spécial pour nous. Tandis qu'un général! Il se peut bien qu'il se soit noyé en route. Ça prend l'eau, un général.
RAMIREZ - Pourtant on est fin prêts pour l'inspection... Si seulement Coco pouvait rétablir le contact, on saurait à. quoi s'en tenir.
METZGEI - Tu penses, Coco, il s'est fait une petite cahute là.-haut et il se la coule douce... Rien que pour ça, il n'est pas pressé de rétablir le contact.
RAMIREZ - Ou bien alors il entend des voix! Il verra sa petite cahute, là-¬haut, si on finit par se fâcher...
METZGEI - Oh! Moi, je pense qu'il vaudrait mieux ne pas se fâcher. Il n'y a que lui qui sache faire marcher la mécanique...

Scène 7
COCO - (rentrant, au public) Voilà.: vous avez entendu bouillonner leur petite révolte... Le moment est venu pour moi d'intervenir: il faut de temps en temps réactiver les fantasmes. J'ai d'ailleurs décidé de franchir aujourd'hui un nouveau pas. (Il se drape dans un vieux morceau de voile, met sur sa tête une sorte de haut chapeau d'écorces et s'adresse à Metzgei et Ramirez): "Pourquoi est ce que Metzgei et Ramirez se permettent de se poser des questions?"
METZGEI - Mais nous ne nous posons aucune question...
COCO - Le GÉNÉRAL a dit: "Si Metzgei et Ramirez ne croient pas ce que je leur dis, ils seront abandonnés à. jamais sur cette île et livrés aux requins pour qu'ils en deviennent la nourriture."
METZGEI - Pourquoi est-ce qu'il a dit cela? Qu'est-ce que tu as été lui raconter? Tu as eu le contact de nouveau?
COCO - Oui, j'ai eu le contact de nouveau. Je lui ai dit que vous commenciez à. vous impatienter: il n'a pas été très content...
RAMIREZ - Tu n'aurais pas pu fermer ta gueule?
COCO - Il m'a demandé de vos nouvelles.
RAMIREZ - Il fallait lui répondre qu'on était au garde-à.-vous sur la plage.
COCO - C'est ce que j'ai dit! Il a répliqué: "Je n'en crois rien, dis-moi la vérité." J'ai bien été obligé de la lui avouer... et que vous m'aviez flanqué une tripotée parce que je n'arrivais pas à reprendre le contact...
METZGEI - Menteur, salaud!
COCO - Je vous assure qu'il ne plaisante pas, le GÉNÉRAL. Il est impossible de lui cacher quelque chose, même par radio. Je ne sais pas encore comment il fait, mais... Alors il m'a dit: "Souviens-toi de ce que je vais dire: Je suis le GÉNÉRAL. Cela doit suffire. Désormais je te prends sous ma protection. Ils ne te toucheront plus et ils t'appelleront: Monsieur Coco. S'ils ne le font pas, je le saurai."
RAMIREZ - Monsieur Coco... Laisse-moi rigoler! Et si on te rosse encore, il n'en saura jamais rien. Mais pourquoi est-ce qu'il ne vient pas nous chercher?
COCO -... Il y a contre-ordre...
METZGEI - Pourquoi contre-ordre? Les noirs attaquent?
COCO - Oui, c'est ça. Les noirs attaquent. Et le GÉNÉRAL ne peut plus s'occuper de nous pour le moment. Au contraire (il hésite) il nous demande de mettre l'ile en état de défense, de construire des fortins et de creuser des tranchées. Ils nous parachuteront une unité d'élite au jour J. Il faut que tout soit prêt pour les recevoir... On va servir de base avancée.
RAMI REZ - Ça, alors!
COCO - En outre...
METZGEI et RAMIREZ - En outre?
COCO - ...Il pense qu'il doit se donner le temps d'oublier le contenu de vos dossiers.
RAMIREZ - Ah, cette histoire de dossiers!
COCO - Et il m'a dit: "Désormais tu es le Grand Transmetteur. Tu prendras Metzgei et Ramirez et ils t'obéiront... Et l'un s'occupera des travaux militaires, et l'autre, tu l'enverras au ravitaillement. Et ainsi chaque jour, alternativement. Depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher... Pendant ce temps, toi, tu veilleras au sommet de la montagne pour entendre ma voix quand je t'appellerai. Et chaque jour, tu me rendras compte."
METZGEI - Qu'est ce que c'est que cette salade?
COCO - Je ne fais que répéter ce qu'il m'a dit.
METZGEI - Tout ça, c'est des histoires que tu inventes. Il n'a jamais dit ça.
COCO - Il a dit: "Je suis (celui qui est) le GÉNÉRAL." Et non seulement il a dit ça, texto, mais il a ajouté: "Et tu diras à Ramirez que je ne veux plus le voir forniquer... "
RAMIREZ - Forniquer?
COCO - Oui, c'est comme ça qu'il a dit, je ne pourrais pas l'inventer... Tu vas comprendre: "... forniquer avec des chèvres sauvages...
RAMIREZ - Nom de dieu, de quoi il se mêle?
COCO - ...pendant les heures de service." Faut croire qu'il t'a vu! "Et tu diras à Metzgei qu'il rapporte au camp les provisions qu'il a cachées dans un trou du rocher, au-dessus de la plage."
RAMIREZ - Tu as caché des provisions?
COCO - Le GÉNÉRAL l'a vu. Il voit tout.
RAMIREZ - Je me disais aussi... Fils de pute! (Ils vont se battre... )
COCO - (les interrompant) Soldats, garde à vous. Si vous ne voulez pas que le GÉNÉRAL ressorte vos dossiers... Demain, ce sera Ramirez aux fortifications et Metzgei au ravitaillement.
METZGEI et RAMIREZ - A vos ordres, Monsieur Coco.
COCO - Soldat Ramirez!
RAMIREZ - Oui.
COCO - (prenant Ramirez à part) J'ai un message personnel pour vous. Le GÉNÉRAL acceptera un jour de passer l'éponge... Pour vous, mais pas pour Metzgei! C'est beaucoup plus grave, ce qu'il a fait, Metzgei! A condition que vous gardiez ça strictement pour vous et que votre conduite sur cette ile soit parfaite.
RAMIREZ - Très bien, Monsieur Coco.
COCO - Rompez. (Ramirez s'éloigne. un temps) Soldat Metzgei!
METZGEI - Oui.
COCO - (prenant Metzgei à part) J'ai un message personnel pour vous. Le GÉNÉRAL acceptera un jour de passer l'éponge... Pour vous, mais pas pour Ramirez. C'est beaucoup plus grave, ce qu'il a fait, Ramirez! A condition que vous gardiez ça strictement pour vous et que votre conduite sur cette ile soit parfaite.
METZGEI - Très bien, monsieur Coco.
COCO - Rompez. (au public) Psychologie! (aux deux autres) Et maintenant: exécution!
(Metzgei et Ramirez sortent)

Scène 8
COCO - 29 août. Aujourd'hui, j'ai vraiment joué à quitte ou double... Je m'aperçois que maintenant, sans l'avoir explicitement voulu, je me suis moi-même condamné à une perpétuelle surenchère. Jusqu'où cela me mènera-t-¬il? Nous verrons bien...
(Coco sort, comme s'il allait voir ce qui se passe, puis rentre)
COCO - 30 septembre. Je suis proprement stupéfait du caractère... miraculeux... oui, miraculeux, c'est le mot, de l'organisation sociale qui, grâce à mon stratagème, se met en place dans notre ile... Toutes les choses visibles y sont maintenant réglées par l'idée que mes deux compagnons se font d'un GÉNÉRAL, non seulement invisible, mais parfaitement imaginaire, dont je suis devenu... en quelque sorte... le prophète! ...Au début, moi, le plus faible des trois, j'ai seulement cherché à sauver ma peau. Mais à mesure que le temps s'écoule, je me sens vraiment devenir le maitre de la situation. Cette expérience en temps réel me révèle chaque jour davantage les insondables mystères du fonctionnement de la cervelle humaine...
(Rentrent Metzgei et Ramirez)
COCO - Garde-à-vous!
(Coco passe l'inspection)
COCO - Et maintenant, repos. Vous avez bien travaillé, soldats. Le GÉNÉRAL est content de vous. Repos!
RAMIREZ - Ce serait dommage, monsieur Coco. On s'est bien cassé le cul...
COCO - Il en est conscient. Et pour vous récompenser, il m'a demandé de vous parler un peu de lui. Il veut que vous le connaissiez.
METZGEI et RAMIREZ - Nous vous écoutons, Monsieur Coco.
COCO - Cette soirée sera considérée comme une soirée de détente... (Ramirez et Metzgei s'étendent confortablement...) Une sorte de petit feu de camp. Monsieur Ramirez, remettez un peu de bois dans le feu: l'humidité va tomber. Monsieur Metzgei... Je vous ai, sur ordre du GÉNÉRAL, apporté une bouteille de Whisky de la réserve stratégique: allez chercher des verres.
(Ils apportent les verres et réactivent le feu)
COCO - (au public) De temps en temps, souffler aussi sur les braises de l'imagination... et lui redonner du combustible... (aux deux autres) Le GɬNÉRAL, donc, est de taille élevée. Il se tient toujours très droit, mais il n'est pas guindé. Il est toujours vêtu avec beaucoup de simplicité, mais il n'y a jamais de laisser-aller dans sa tenue. En temps de guerre, et pour être plus rapide, le matin, quand le clairon sonne l'appel, il ne se rase pas et ainsi, il porte une courte barbe. Il mange peu, il ne boit pas, il travaille quatorze heures par jour... Je parle au nom du GÉNÉRAL.
METZGEI - Il ne baise pas, peut-être?
COCO - (se levant) Soldat Metzgei!... (au public) Ne vous inquiétez pas: une soupape de sécurité est nécessaire au bon fonctionnement du dispositif... J'ai ce qu'il faut.
(Ils chantent ensemble, Coco bat la mesure)
Il est grand, le GÉNÉRAL.
Il sait tout et il peut tout.
Au jour qu'il aura choisi,
Il viendra nous délivrer.
COCO - (se rasseyant). Soldat Ramirez, pour répondre à votre question... Le GÉNÉRAL est le plus grand baiseur que la terre ait porté. Son membre en érection mesure trente-trois centimètres un tiers. (au public) Naturellement, j'ai soin de leur composer un modèle à la mesure... de leurs petites têtes! (aux deux autres) Pour tenir compte de ces exceptionnelles dispositions, quand il est en garnison il a toujours trois femmes à portée de la main: sa secrétaire, Léna la blonde, sa lingère, Nora la noire, qui a une tache orange au dessous du sein gauche et son infirmière, Mila la rousse, qui a... non je ne peux pas vous le dire, c'est un secret... militaire! Toutes les trois âgées de moins de vingt-cinq ans et avec la peau bien tendue sur le corps... Mais en campagne, il s'abstient. Au contraire: il prend part aux travaux de force avec ses troupes et partage leur nourriture: en vertu de quoi, il dort ensuite profondément... selon l'adage bien connu: qui dort, dine... Il est totalement maitre de lui. Je parle au nom du GÉNÉRAL.
METZGEI - Ouais! En campagne il tape dans les stocks d'urgence...
COCO - (se levant) Soldat Metzgei! '" Sachez que le GÉNÉRAL vous entend... (au public) l'insolence est le condiment de la fidélité...
(Ils chantent ensemble le même refrain)
COCO - (se rasseyant). Prenez garde, soldat Metzgei: le GÉNÉRAL dispose en permanence de trois satellites d'écoute, qui lui rapportent les moindres paroles et les moindres mouvements des troupes qu'il a sous ses ordres. Où que tu sois, quoi que tu dises, le GÉNÉRAL t'écoute et te regarde. Si tu pètes de travers, le GÉNÉRAL le sait. Je dirais même plus: il le sent! Je parle au nom du GÉNÉRAL.
METZGEI - Je te le disais bien: il m'a dans le nez, le GÉNÉRAL.
COCO - (se levant) Soldat Metzgei!... Vous finirez par l'avoir dans le cul! (Ils chantent ensemble le même refrain)
COCO - Le GÉNÉRAL a sous ses ordres trois aides de camp de grande compétence. Le colonel. .. Point, le colonel... Virgule et le colonel... Guillemets. ¬Guillemets avec un s, qui se prononce: Guillemets, tss, tss. Le colonel Guillemets est très chatouilleux sur le tss, tss, et si tu fais une faute en prononçant son nom, il te fiche au trou. En raison de son caractère pluriel, le colonel Guillemetsss est partout à la fois. Ce qui en fait pour le GÉNÉRAL un auxiliaire très précieux. Je parle au nom du GÉNÉRAL.
METZGEI - Trois femmes et trois aides de camp: il est cocu le GÉNÉRAL!
COCO - (se levant) Soldat Metzgei! Si vous continuez, nous allons définir l'acte d'insolence et le rendre passible de...
(Ils chantent ensemble le même refrain)
COCO - Enfin, le GÉNÉRAL dispose de soixante-dix-sept fois sept corps d'armée spécialisés: infanterie, marine, transports, génie, aviation, chars, transmissions... qu'il maintient sans cesse en mouvement pour éviter qu'on puisse les prendre par surprise, chaque unité se trouvant ainsi prête à devenir l'une des deux branches de la pince dans laquelle il saisit son ennemi. Et quand il serre la pince, le jus de ses ennemis coule sur la terre... Je parle au nom du GÉNÉRAL!
METZGEI - Ça ne l'empêche pas de temps en temps de perdre un transport de troupes rempli de pauvres paras!
COCO - (se levant) Soldat Metzgei! Un mot de plus... (Ils chantent ensemble le m2me refrain)
COCO - Bref, je vous résume la situation: en haut, le GÉNÉRAL, ses trois femmes et ses trois aides de camp, et toutes ses armées... Et ici en bas, vous perdus sur cette île, crevant de faim, de fatigue et d'ennui... Et entre lui et vous, Moi, le Grand Transmetteur... Travaillant de toutes mes forces à ce qu'au dessus du gouffre des eaux, le GÉNÉRAL vous tende la main... Vous comprenez? (un temps, montrant le ciel) Et maintenant, regardez le GÉNÉRAL qui passe... (Ils observent respectueusement le passage d'un satellite de télécommunication...) Quiconque ne croit pas ces choses est abandonné du GÉNÉRAL.
(Ils chantent ensemble. Metzgei et Ramirez s'endorment au coin du feu)

Scène 9
COCO - 1er octobre. Des cérémonies de ce genre, je suis obligé d'en organiser régulièrement, pour entretenir la flamme... Nous avons pour cela réservé chaque semaine un jour spécial, qu'ils attendent avec d'autant plus d'impatience que le GÉNERAL -encore lui!- a décrété qu'il serait en même temps chômé: quelle aubaine! Car le reste de la semaine, je les fais travailler dur... Toutes ces fortifications, quel boulot!... Je songe quelquefois au sort qu'ils me réserveraient s'ils apprenaient que je suis le seul inventeur de cette épuisante et inutile obligation... Allez, debout, fainéants. (Il les réveille à coups de pieds... Ils sortent)
COCO - 16 Octobre. Encore une fois, je mesure chaque jour l'extraordinaire emprise de l'imagination sur la réalité. Si un jour je retrouve la civilisation, la vraie, j'écrirai un rapport détaillé de nos aventures. Et peut-être les hommes d'Etat y découvriront-ils, dans leur surgissement, des mécanismes qu'ils trouveraient utile d'exploiter en grand sur des nations entières... Mais je doute qu'ils puissent consentir à... cette espèce de fourberie à laquelle je me suis personnellement si bien adapté qu'elle me parait maintenant aller de soi... (un temps)... Cependant, comme l'homme est un être très imparfait, il arrive qu'il y ait des ratés dans le fonctionnement du dispositif. Je m'y suis préparé.
(Coco se retire dans un coin de la scène. Entrent Metzgei et Ramirez)
METZGEI - Mon salaud, j'en ai marre.
RAMI REZ - Ah oui! Et tu en as marre de quoi?
METZGEI - Quand c'est toi qui es de corvée aux fortifications, tu ne fous rien. Tu passe ta journée à te prélasser au soleil. Conséquence: quand moi, j'arrive le lendemain, je suis obligé de me taper le double de boulot.
RAMIREZ - Naturellement, toi tu creuses dans le mou et moi, il faut que je creuse dans le dur. Tu me laisses toujours le dur!
METZGEI - Et quand c'est à ton tour de faire du ravitaillement... J'en rapporte toujours plus que toi. Et le champ du Caillou que j'ai labouré à moi tout seul!
RAMIREZ - Si tu n'es pas content, demande à monsieur Coco.
METZGEI - Suis pas un cafard... Et puis je n'aime pas tes façons de me regarder de haut, comme si tu t'estimais supérieur.
RAMIREZ - Je ne te regarde pas de haut.
METZGEI - Si tu veux, on règle ça à la loyale...
RAMIREZ - Viens-y donc... (S'ensuit un long combat qui s'achève dans par la victoire de Ramirez qui se met à assommer Metzgei)
COCO - (s'avançant, au public) Il faut immédiatement couper court à ce combat qui met en échec mon autorité... enfin je veux dire, celle du GÉNÉRAL. (aux deux autres) Rassemblement sur la place d'armes... Garde-à-vous! (au public) Garde-à-vous est vraiment un mot magique. Dès qu'ils l'entendent, ils craquent complètement. Si mes gars n'avaient pas passé par l'armée, je n'aurais jamais rien pu en faire! (aux deux autres, se gargarisant) Garde-à-vous!... Garde-¬à-vous... Une grande nouvelle! Ouvrez le ban: de par le GÉNÉRAL, Souverain Seigneur de toutes les choses bien ordonnées, Maréchal des sept armées, Gouverneur absolu des îles du monde, Régent des terres connues et inconnues (au public)... Notre fantôme a lui-même reçu de belles promotions... (aux deux autres) Protecteur des Institutions, (au public)... Pendant que j'y suis: ça me confirme moi-même dans mon autorité! (aux deux autres) Maitre décisif des volontés et des cœurs, Gardien des imaginations, Conservateur de toutes les croyances... Nous nommons le soldat... (au public) Là, j'ai une hésitation: vaut-il mieux voler au secours de la victoire, et choisir pour chef le vainqueur, capable de faire respecter l'ordre par la force? Ou vaut-il mieux choisir le plus astucieux des deux, même vaincu, pour conserver en quelque sorte la hiérarchie de l'intelligence... Je prends le risque de retenir la première solution: le chef doit surtout ne pas être très intelligent... (aux deux autres)... Nous nommons le soldat Ramirez au grade de... caporal. Fermez le ban. Caporal Ramirez, procédez...
(Coco sort)
(Ramirez fait manœuvrer Metzgei. Epuisante séance de maniement d'armes. Ramirez pousse dur l'entraînement. A la fin, Metzgei épuisé s'écroule. Ramirez le fait relever, saluer...
RAMlREZ - Repos. Je regrette: je suis chef, maintenant.
METZGEI - (saluant) A vos ordres, Caporal Ramirez.
RAMIREZ - Et maintenant au boulot, soldat Metzgei: une, deux, une, deux...

Scène 10
COCO - (rentrant) 17 Octobre. Et voilà! Ça n'était pas plus difficile que ça. Je viens de réaliser une sorte d'alliance entre l'autorité toute morale que je représente et... Mais trêve de grandes phrases: je viens simplement de profiter d'une guerre civile pour choisir mon camp et octroyer à l'une des parties en présence des privilèges dont elle devra m'être éternellement reconnaissante... Que n'y ai-je pensé plus tôt! Ainsi mes pouvoirs désormais ne reposent plus seulement sur l'immobile et illusoire GÉNÉRAL, mais sur le très musclé Ramirez, que je viens de mettre très élégamment dans ma poche. Le peuple, enfin je veux dire Metzgei, n'a qu'à bien se tenir!
(Il fait le tour de la scène et jette un coup d'œil circulaire sur le territoire qu'il contrôle...)
COCO - An III de notre exil. Le 15 juin. Le temps a passé! J'ai résolu de dater notre journal à partir du jour de notre naufrage... Rien à signaler. Nous vivons les jours heureux d'un peuple sans histoire... (Il prend ses jumel/es et regarde à nouveau, d'un air satisfait)
COCO - An IV de notre exil. Le 13 octobre. Même remarque...
(Il prend de nouveau ses jumel/es mais, au bout d'un moment il fixe avec inquiétude un point précis... )
COCO - An XII de notre exil. Le 15 août. Je m'interroge. Il y a quelque chose qui ne va pas. Mes deux lascars ne sont plus tout à fait francs du collier... Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle risque de se casser! Et je me demande si je n'ai pas fait une erreur en choisissant Ramirez pour chef... Il faut dire à ma décharge que ce dernier est, avec le temps, devenu passablement paranoïaque... Et que Metzgei, dans son état de soumission mal digéré, a perfectionné considérablement sa capacité dialectique... Sans compter les chaleurs du mois d'août qui énervent tout le monde...
Scène 11
(Coco se dissimule. Entrent Metzgei et Ramirez)
METZGEI - Salaud. Tu en profites. Avec l'autre qui se prend pour Dieu le père, si tu te mets toi aussi à...
RAMIREZ - Les ordres sont les ordres.
METZGEI - Pas besoin d'en rajouter!
RAMIREZ - Faudrait que tu essayes de comprendre ce que c'est que la psychologie du chef.
METZGEI - Moi! Je ne voudrais surtout pas le savoir.
RAMIREZ - Tu es chef... Je t'explique! Mais quand tu l'es, tu n'es jamais parfaitement sûr que tu l'es vraiment. Alors chaque jour il faut que tu te le prouves.
METZGEI – C'est pas une raison pour me faire ramper par terre.
RAMIREZ - Justement si. Surtout ici... Et si seulement j'avais une escouade! Un peloton même... Mais un seul pauvre petit mec à faire chier, tu avoueras que ça fait plutôt mesquin.
METZGEI - C'est moi le petit mec?
RAMIREZ - C'est une expression.
METZGEI - Tu te mets à parler comme Coco.
RAMIREZ - (le reprenant) Comme monsieur Coco.
METZGEI - Pauvre con!
RAMIREZ - Insulte à supérieur en temps de guerre!
METZGEI - Laisse tomber et réfléchis un peu. Il nous fait marcher, ton monsieur Coco. Moi, je n'en crois plus un pet, de ce qu'il nous dit.
RAMIREZ - N'empêche que le GÉNÉRAL. ..
METZGEI - Le GÉNÉRAL, il ne sait rien de tout ça.
RAMIREZ - Oui, peut-être, mais c'est plus prudent de faire comme il nous dit. Qu'est-ce qu'on risque?
METZGEI - Si c'était moi qui te faisais faire du maniement d'armes... D'ailleurs je ne vois pas pourquoi je ne suis pas chef, moi aussi.
RAMIREZ - Garde-à-vous!
METZGEI - Ne fais pas l'idiot. On s'entendait bien, avant.
RAMIREZ - Après, ce n'est plus avant.
METZGEI - Ecoute. On fait une expérience. Dès que Coco se pointe, on l'attrape, on l'attache à l'arbre, on le laisse crever. Ou bien le GÉNÉRAL existe, ou bien il n'existe pas...
RAMIREZ - Tu ne sais pas ce qui peut arriver!
METZGEI - Mais il ne peut rien arriver... On se la coulerait douce. Encore une fois, de deux choses l'une... S'il n'existe pas, rien à craindre. S'il existe, il a bien trop besoin de nous pour se construire ses fortifications...
RAMIREZ - (apercevant Coco) Attention, il arrive. En colonne par un, serrez les rangs...
(entre Coco. Ramirez recommence à faire manœuvrer Metzgei... )
COCO - (après les avoir regardés un moment) C'est bien, Monsieur Ramirez. Voyons, rafraichissez-moi la mémoire, soldat Metzgei... De quoi est le GÉNERAL?
METZGEI – L'objet d'une vénération perpétuelle.
COCO - Très bien. Et qu'est-ce que le soldat?
METZGEI - Un être incapable et...
RAMIREZ - (soufflant) Borné.
METZGEI - Ah oui, borné, qui ne peut survivre sans une obéissance de tous les instants aux ordres du GENÉRAL...
COCO - Caporal Ramirez, vous veillerez à ce que le soldat Metzgei repasse son manuel du combattant.
(Coco se prépare à sortir... )

Scène 12
(Pendant que Coco tourne le dos, les deux autres se précipitent sur lui, se saisissent de lui et l'attachent à un tronc d'arbre...)
METZGEI - Pour un putsch, c'est un putsch?
RAMIREZ - En effet, un putsch en bonne et due forme. L'armée au pouvoir!
METZGEI - Caporal Ramirez, je vous nomme colonel. Vive l'armée!
RAMIREZ - Félicitations! Soldat Metzgei, pour n'être pas en reste, je vous nomme également... colonel!
METZGEI - Congratulations...
(Ils se donnent l'accolade... Puis regardent le ciel avec inquiétude)
METZGEI - Vous voyez, colonel Ramirez,... Le soleil s'est levé ce matin comme tous les autres matins. Et il s'est couché ce soir comme tous les autres soirs...
RAMI REZ - Oui, colonel Metzgei, je vois... Mais je ne suis pas encore convaincu. De toute façon, je vous rappelle (montrant Coco) que c'est vous, colonel Metzgei, qui avez pris toutes les responsabilités...
METZGEI - Mais oui, colonel Ramirez, je les ai prises. Ne vous en faites donc pas, n'ayez pas peur... Le GÉNÉRAL n'existe pas!
RAMIREZ - Ah, si seulement ça pouvait être vrai, colonel Metzgei!
METZGEI - (criant aux quatre coins de l'univers) Vous allez voir, colonel Ramirez: LE GÉNÉRAL N'EXISTE PAS! LE GÉNÉRAL N'EXISTE PAS !... vous voyez. ET COCO EST UN MENTEUR...
(Rien ne se passe)
RAMI REZ - En effet.
METZGEI - Je vous le disais bien.
RAMIREZ - Colonel Metzgei, aidez moi donc à attacher mes galons!
METZGEI - Volontiers, colonel Ramirez...
RAMIREZ - Faites m'en de même, colonel Metzgei...
(On entend au loin un grondement)
RAMIREZ - Tu entends? Qu'est ce que c'est?
(Ils écoutent)
RAMIREZ - Ça bombarde là-bas.
(Le grondement se rapproche. Un éclatement d'obus tout proche; le sable jaillit sous le choc)
RAMIREZ - C'est sur nous qu'ils tirent, les dégueulasses!
METZGEI - Mais non, c'est un obus perdu.
(De nouveaux coups sont tirés. Des gerbes s'élèvent. Ils sont arrosés de sable)
RAMIREZ - Je trouve qu'ils en perdent beaucoup.
METZGEI - Les canons de marine! Qui est-ce qui tire?
RAMIREZ - Ne dis pas de bêtises. C'est le GÉNÉRAL.
METZGEI - Pauvre connard...
(Le bombardement redouble de violence. Il y a tellement de bruit que le reste de la scène sera muet. Metzgei et Ramirez ont une vive discussion en montrant Coco. Puis ils vont détacher Coco et le poussent en avant, du caté d'où vient la canonnade. Coco, lui-même terrorisé, lève les bras comme pour supplier. Le bombardement redouble. Coco revient vers ses deux camarades en faisant un geste de découragement. Ils le renvoient: nouvelle supplication. Même jeu... Une troisième fois: le bombardement s'arrête brusquement. Coco prend un air à la fois étonné et satisfait. Metzgei et Ramirez viennent se prosterner à ses pieds... )
COCO - (leur arrache leurs galons)
METZGEI et RAMIREZ - Pardon, Monsieur Coco, pardon...
COCO - (au public) Soyons longanime... (cantique de Coco)

Le GÉNÉRAL a choisi Coco
Pour être l'instrument de sa volonté.
Si vous ne lui obéissez pas,
A coup sûr, vous mourrez
Le soleil vous desséchera sur la plage,
Tous vos membres seront comme du parchemin
Et vous direz: maintenant, il est trop tard!
Nous n'avons pas cru Coco lorsqu'il prophétisait!
Je vous le dis, pauvres soldats perdus;
Je viens vous annoncer la délivrance,
Si vous ne me croyez pas, si vous ne vous inclinez pas devant moi,
Vous serez effacés de la surface de la terre.
Au jour de la libération, le GÉNÉRAL vous trouvera au garde-à-vous.
Il a fait préparer pour vous des mets savoureux.
Il a déjà mis des femmes dans votre lit, qui vous attendent.
Et lui-même il vous portera votre petit déjeuner.
Il a oublié la multitude de vos manquements,
Et vos dossiers, il les a mis de côté.
Pour qu'il ne se ressouvienne pas
De sa colère, au jour de votre retour.
METZGEI et RAMIREZ - Oui, monsieur COCO. (Ils s'en vont piteusement)

Scène 13
COCO - An XII de notre exil. 25 septembre. Je ne saurai jamais quels adversaires s'opposèrent pendant la mémorable bataille navale qui me permit si opportunément de faire éclater la colère du GÉNÉRAL et mon absolue autorité sur lui... Elle marque en tout cas, me semble-t-il un tournant décisif dans les comportements de mes deux compagnons qui, non seulement ne cherchent plus à mettre en doute mes paroles, mais se sont pris pour moi-même et le GÉNÉRAL d'un enthousiasme et d'une fidélité dont je suis le premier stupéfait... Ils ont repris avec moi des manières familières, que je tolère, car elles ont totalement changé de sens.
METZGEI - Dis donc Coco, on a eu une idée .
COCO - Dites toujours.
METZGEI - Tu ne crois pas que ça ferait plaisir au GÉNÉRAL si on creusait un tunnel en pente douce pour relier la casemate Clotilde à la casemate Coralie... En cas d'attaque, on pourrait vraiment assurer une défense tous azimuts. En trente-sept secondes on pourrait passer de l'une à l'autre... ?
COCO - Mes pauvres enfants, vous êtes déjà épuisés, vos mains sont couvertes de cicatrices.
RAMIREZ - Qu'est ce que ça peut faire? On sait bien que la radio ne marche plus depuis longtemps, mais toi qui connais le GÉNÉRAL comme si c'était toi qui l'avais fait, dis-nous ce que tu en penses. Ce que tu nous dis, c'est comme si c'était lui qui le disais.
COCO - Eh bien... pour sûr que ça ferait plaisir au GÉNÉRAL! Mais...
RAMIREZ - Si ça lui fait plaisir, il n'y a pas de mais. On y va... Cette putain d'ile, bientôt on en aura fait une vraie forteresse... Personne ne pourra jamais la prendre... Allez, au boulot.
(I/s sortent)
COCO - An XII de notre exil. 26 septembre. Ce n'est plus moi qui leur fixe leurs taches: ce sont eux-mêmes qui se les trouvent... Je n'ai qu'une crainte, c'est qu'à force d'être creusée dans tous les sens, notre ile ne finisse par s'effondrer! En tout cas, je peux dire que l'atmosphère a complètement changé. J'ai même pu renoncer à établir entre eux une hiérarchie. Ils vivent sous l'œil du GENÉRAL comme des frères... Et moi, je me sens, malgré le poids du gros mensonge que je leur ai fait... un peu comme le frère ainé! D'ailleurs, y croient-ils vraiment, à mon gros mensonge? Je me le suis souvent demandé... Ou ont-ils simplement trouvé plus commode d'y croire? Quant à leur île, toute ponctuée de fortins, ils en ont véritablement pris possession. A force de la modeler à la sueur de leurs corps, elle est devenue leur patrie... A tel point que si le GÉNÉRAL était venu les chercher ils n'auraient probablement pas voulu la quitter, ou tellement douloureusement!... Un peu comme les croyants qui, n'aspirant qu'à Dieu, ne veulent cependant pas abandonner la terre...
(Les deux autres rentrent après une longue journée de travail et se couchent pour dormir sur leurs paillasses)
Scène 14
COCO - A quoi bon simuler par de pauvres jeux de scène le temps qui passe, qui passe... Nuit après nuit, jour après jour... An XXVI de notre exil. Le 1er janvier... Beaucoup d'années se sont écoulées. Le GÉNÉRAL n'est toujours pas venu: et pour cause! Mais cette longue attente nous a pour ainsi dire purifié l'esprit. Nous avons acquis une grande sérénité. Le soir, à la veillée, nous nous amusons toujours à jouer au GÉNÉRAL (levant les yeux vers le ciel) ¬pardon, mon GÉNÉRAL!- et ils continuent à me demander de leur raconter quelques unes de ses plus belles aventures... Moi, j'ai vieilli, mais je me trouve encore assez d'imagination pour nourrir leur curiosité... D'ailleurs ils n'ont plus beaucoup d'esprit critique et, avec le temps, l'histoire du GÉNÉRAL a pris un tour assez fantasmatique...
(Les deux autres se sont réveillés. Coco achève de raconter une des histoires du GÉNÉRAL)
COCO -... Alors le GÉNÉRAL, choisissant le moment où son adversaire désemparé essayait de rassembler ses forces pour couvrir sa retraite, le GÉNÉRAL, donc, fit donner d'un seul coup toutes les escadrilles de la dixième force... Elles décollèrent dans un bruissement de plumes... Pardon, je veux dire dans un rugissement de moteurs, et couvrirent progressivement le ciel de leurs ailes déployées, à tel point que la terre elle-même en était comme obscurcie. Lorsque l'Empereur des Noirs s'en aperçut, il était trop tard pour qu'il puisse changer la trajectoire de ses monstrueux appareils... (il s'arrête, fatigué.)
METZGEI - Putain! On dirait du cinéma sur grand écran! Et alors?
RAMIREZ - Et du son en super-stéréo... Et alors?
COCO - Et alors... Et alors ce fut un carnage épouvantable et les débris de l'armée vaincue se réfugièrent au fond du ciel, dans un... trou noir qui est appelé...
RAMIREZ - Qui est appelé comment?
COCO - Je ne sais plus bien... si: qui est appelé Schelot, c'est à dire oublie-moi. Le trou noir: Schelot, oublie-moi! En tout cas, c'est ainsi que le GɬNÉRAL put venir à bout du monstre intersidéral. Après quoi, il alla se reposer dans les bras de Nora la noire.
METZGEI - Celle qui a une tache orange sous le sein gauche?
COCO - Oui c'est cela... Sous le sein gauche, large comme la main...
METZGEI - Ah! (admiratif) Putain de Nora!
COCO - (au public) En d'autres temps, Metzgei aurait certainement fait des plaisanteries détestables sur le trou noir... et la belle négresse. Il n'en était même plus capable! Quant à moi, l'expression m'avait échappé...
RAMIREZ - Raconte-nous encore une histoire du GÉNÉRAL. ..
COCO - Je suis fatigué ce soir.
RAMIREZ - Quand le GÉNÉRAL viendra pour nous délivrer, est-ce qu'il nous les racontera, toutes les histoires de ses batailles?
COCO - Naturellement. Il vous les chantera même, en s'accompagnant sur la harpe. Et vous les répéterez avec lui dans les échos des galaxies...
RAMIREZ - Et notre dossier? Tu es sûr que c'est réglé, complètement réglé?
COCO - Votre dossier! Il l'a oublié quand il est allé installer son P.C. dans la voie lactée...
METZGEI - Heureusement... Nous nous sommes donné tant de peine pour creuser ces maudites casemates dans le flanc de la montagne, et pour les relier toutes entre elles par des galeries souterraines... Nous sommes fatigués, nous aussi. Mais dès que nous aurons reçu les canons qui tirent le rayon de la mort... !
COCO - Ils vont venir, ils vont venir... Et ce sera la délivrance.
RAMIREZ - Et les femmes dans notre lit, c'était une formule poétique, ou ce sera de vraies femmes...
COCO - De vraies femmes naturellement, avec... avec tout ce qu'il faut.
RAMIREZ - Oui, parce que les biquettes, maintenant, on n'est plus assez agiles...
METZGEI - Et même le petit déjeuner, c'est vrai?
COCO - Même le petit déjeuner.
RAMI REZ - Avec du vrai café?
COCO - Avec du vrai café qui sent bon dans toute la maison...
RAMIREZ - Et après ça on ira se battre? (Il mime un échange de coups)
COCO - Et après ça vous passerez toutes vos journées à vous battre.
METZGEI - Pour de bon?
COCO - Pour de bon.

Scène 15
(Beaucoup de temps s'est écoulé... Coco a une longue barbe blanche et il est étendu sur le so/. Les deux autres sont agenouillés de part et d'autre. Ils sont ridés et parcheminés.)
METZGEI et RAMIREZ - (Ils chantent le cantique ci-dessus. Pour mémoire)

Il est grand, le GÉNÉRAL.
Il sait tout et il peut tout.
Au jour qu'il aura choisi,
Il viendra nous délivrer.
coco - Mes amis... Avant de partir, il faut que je vous dise une chose...
METZGEI - Tu nous en as déjà tellement dit!
COCO - (au public) Je suis ressaisi par les démons de la religion dans laquelle j'ai été élevé et je me repens d'avoir non pas... trompé, mais... manœuvré mes compagnons... Ne devrais-je pas, pour me mettre en paix avec moi-même, leur dire la vérité?... (aux deux autres) Oui, je vous ai déjà dit beaucoup de choses, trop, peut-être, mais celle-là, il faut... aussi...
RAMIREZ - Tu en es sûr?
COCO – Maintenant, vous êtes assez... raisonnables pour l'entendre. Vous n'êtes plus des enfants, comme au jour de notre naufrage...
METZGEI - Le GÉNÉRAL?
COCO - Oui, le GÉNÉRAL. Nous devons beaucoup au GÉNÉRAL. Si nous n'avions pas eu le GÉNÉRAL, nous n'aurions pas pu subsister. Enfermés dans l'enceinte étroite de cette Île, nous serions devenus fous et nous nous serions entre-tués... Mais aujourd'hui, il est temps: que vos yeux s'ouvrent, sortez de l'illusion! Allez, c'est fini... Levez-vous et tenez-vous debout comme des hommes. Personne ne vous a pris sous sa protection, vous n'avez pas de Père, Il n'y a pas de GÉNÉRAL. Partez tout seuls à la conquête de ce qu'il vous reste de vie...
METZGEI - Vive le GÉNÉRAL!
COCO - Vous n'avez rien compris!
RAMIREZ - Tu vois Coco, on s'est imaginé quelquefois que le GÉNÉRAL, c'est toi qui l'avais inventé. Mais maintenant, on sait qu'il existe vraiment.
COCO - Ce que j'essayais de vous dire, c'est que...
METZGEI - Et ça nous fait du bien que tu nous dises enfin que le GÉNɬRAL, ce n'était pas seulement pour nous faire marcher: mais que c'est du bon, du solide, du vrai. Tu vas nous laisser, oui, c'est vrai: mais tu ne nous laisses pas vraiment, puisque tu nous a donné le GÉNÉRAL.
COCO - Moi, maintenant, je m'en vais comme un homme, comme un pauvre homme, sans GÉNÉRAL...
METZGEI - Mais ce n'est pas parce que tu nous laisses le GÉNÉRAL que tu ne l'auras plus. Au contraire, c'est chez le GÉNÉRAL que tu vas te rendre. Nous ne t'en voulons pas: à ton âge on déraisonne quelquefois...
COCO - Vous ne voulez pas me comprendre... (Coco se redresse étonné de voir que les deux autres refusent son message... au public) Existe-t-il un décret qui impose de dire la vérité, surtout quand on risque par là de plonger ses interlocuteurs dans un abîme de désespoir? (Puis Coco fait un geste qui signifie qu'il renonce...) Je ne le pense pas. (aux deux autres) Pardonnez-moi, tous les deux... Vous avez raison: Croyez au GÉNÉRAL. Le GÉNÉRAL vaut mieux que la vérité!
RAMIREZ - Le GÉNÉRAL est la vérité.
COCO - C'est vrai, le GÉNÉRAL est la vérité. A l'heure de la mort, l'imagination nous joue parfois des tours. Merci de me le rappeler: le GÉNÉRAL est la vérité. Le monde n'est qu'une illusion. Même notre île un jour s'abimera dans l'océan. Seul le GENÉRAL, auguste créature de l'esprit, demeurera à jamais, inaltérable et inaltéré...
(Puis, comme repris d'un doute définitif et s'adressant cette fois à /lui-même à mi-voix...)
COCO - Mon GÉNÉRAL, Mon GÉNÉRAL, je vous en supplie, ayez pitié de moi... J'aurais tellement aimé croire en vous, moi aussi... D'ailleurs je ne sais pas si je n'y crois pas un petit peu, malgré moi, dans les tréfonds de mon esprit... Mon GÉNÉRAL, mon GÉNÉRAL... Pourquoi m'avez-vous abandonné?
(Coco meurt.... )

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